- Le procès de Lubanga devant la Cour pénale internationale - https://french.lubangatrial.org -

Le premier procès de la CPI : une étape majeure mais une quasi-catastrophe

Il y a six ans environ, la Cour pénale internationale a engagé les procédures pour l’affaire Thomas Lubanga Dyilo, un commandant d’une milice de l’est du Congo accusé de conscription, d’enrôlement et d’utilisation d’enfants soldats. Son procès a été le premier à s’ouvrir devant la CPI à La Haye en janvier 2009 et il entre maintenant dans sa phase finale avec des audiences programmées pour les réquisitoires [1] de l’accusation et de la défense. Les juges s’attèleront ensuite à la rédaction de leur jugement, en délibérant sur une procédure qui s’est avéré être à la fois une étape majeure et une quasi-catastrophe pour la justice internationale.

Pour commencer avec les côtés positifs, signalons que, lors du déroulement du procès Lubanga, la CPI s’est imposée comme le chien de garde du monde qui surveille les crimes heurtant la conscience de l’humanité. Témoin du rôle de premier plan que joue la CPI actuellement, le Conseil de sécurité des Nations unies a soumis deux situations à la CPI pour enquête — le Darfour [2] et la Libye [3]— même si certains membres du Conseil de sécurité n’ont pas signé [4] le Statut de la CPI. Le concept de “complémentarité positive [5]” s’est également affirmé, de telle manière que des efforts ont été réalisés à l’échelle mondiale afin de garantir que la CPI “complète” les juridictions nationales qui devraient également engager des poursuites pour les crimes internationaux devant des tribunaux nationaux. L’affaire Lubanga a braqué les projecteurs sur la nécessité d’arrêter l’utilisation d’enfants soldats dans les conflits armés. Au total, sept situations [6] sont actuellement examinées devant la CPI, avec des audiences relatives aux six procès [7]se déroulant cette année.

Pour ce qui est des côtés plus négatifs, signalons qu’il y a eu plusieurs étapes du procès Lubanga pendant lesquelles la totalité du processus a pratiquement déraillé. Avant même que le procès ne débute, les juges ont suspendu la procédure en juin 2008 [8]et ont ordonné la libération sans condition de M. Lubanga. Les juges ont constaté que l’accusation n’avait pas divulgué des informations à la défense en raison des garanties de confidentialité que l’accusation avait données aux personnes ayant communiqué ces informations. Certaines de ces informations étaient potentiellement à décharge – favorable au défendeur – et par conséquent leur divulgation à la défense était indispensable pour garantir un procès équitable. L’accusation s’est trouvée face à un épineux problème : soit obéir à la décision de la Cour soit honorer les garanties préalables données aux personnes ayant fourni les informations. L’accusation a choisi de désobéir à la décision de la Cour. Bien qu’une solution ait été finalement trouvée, la défense a rappelé l’incident tout au long du procès et a accusé sans relâche l’accusation de manquement à ses obligations de divulgation [9].

Deux ans plus tard, l’affaire a été suspendue [10]une nouvelle fois en juillet 2010 et les juges ont menacé de sanctions l’accusation [11]et ont ordonné la libération de M. Lubanga [12]après un nouveau refus de l’accusation de se conformer [13]à une décision de la Cour, cette fois pour avoir divulgué l’identité d’un intermédiaire que l’accusation avait utilisé pour identifier des témoins potentiels. Les intermédiaires sont généralement des autochtones ou des organisations locales qui ne font pas partie du personnel de la Cour mais qui facilitent certaines tâches telles que la localisation de témoins potentiels, habituellement en échange d’indemnisations comme le paiement des dépenses. La défense a soutenu que cet intermédiaire spécifique avait, sans que l’accusation n’en soit avertie, encouragé les témoins potentiels à inventer des témoignages.

Encore une fois, bien qu’une solution ait été finalement trouvée, la défense a utilisé l’incident pour remettre en question la méthodologie des enquêtes [14]. Tout au long du procès, la défense a argué que tous les témoins de l’accusation avaient menti sur leur identité en tant qu’enfants soldats, accusant même deux témoins de vol d’identité [15]afin d’inventer les allégations selon lesquelles ils étaient d’anciens enfants soldats. Deux témoins de l’accusation ont également admis avoir fabriqué des témoignages, suscitant la confusion dans la salle d’audience lorsqu’ils ont soudainement renié leurs déclarations écrites durant leur témoignage oral (bien que l’un d’entre eux ait ensuite affirmé l’avoir fait en raison de menaces contre leur sécurité et être revenu à son premier témoignage une fois que des mesures de protection lui avaient été fournies). La défense a ensuite listé toutes ces prétendues irrégularités pour demander aux juges de rejeter l’affaire pour abus de droit.

Bien que les juges aient rejeté cet argument [16], permettant ainsi la poursuite du procès, ils ont affirmé qu’ils n’avaient pas totalement tranché la question de savoir si l’accusation avait abusé des procédures dans “certains cas”, ce qui est préoccupant alors que l’affaire s’approche de l’étape du jugement.

L’affaire Lubanga permet de mieux appréhender les complexités de la gestion des enquêtes et des poursuites pénales des crimes internationaux, particulièrement dans des situations de conflit armé où les défis en matière de sécurité et d’infrastructures en limitent l’accès. Il faut parvenir à concilier la nécessité de mener des enquêtes ouvertes, visant la recherche de preuves, avec la nécessité de parvenir à des enquêtes ciblées et efficaces. Étant donné leur connaissance du contexte local, les intermédiaires peuvent jouer un rôle clé dans le maintien de cet équilibre.

Cependant, la Cour doit définir clairement son mode d’interaction avec les intermédiaires, et en particulier les modalités d’indemnisation, d’appui et de protection des intermédiaires La Cour finalisera de nouvelles directives sur cette question en décembre prochain à la réunion annuelle des pays [17] qui ont signé le statut de la CPI. L’Open Society Justice Initiative a transmis à la Cour des commentaires détaillés sur ces directives [18]. Il est déterminant pour le bon fonctionnement de la Cour qu’une attention et un financement suffisants soient accordés à la question des intermédiaires.

Quelques pistes de réflexion par rapport à la gestion des témoignages et à la définition des éléments à charge sont également à envisager. Les obligations de divulgation ne sont pas négociables et des signes positifs indiquent que des leçons sur la gestion des témoignages ont été intégrées au sein de la Cour, étant donné que l’absence de ce problème est aussi aigue dans les autres procès de la CPI. Par rapport à la définition de l’hypothèse de l’affaire et à sa traduction dans la sélection des charges, il a été fréquemment souligné dans l’affaire Lubanga qu’il était trop restrictif d’avoir un chef d’accusation qui ne concerne qu’un seul crime relatif aux enfants soldats si l’on considère l’effroyable étendue des crimes qui ont été perpétrés dans cette région du Congo [19].

L’échec de l’accusation à intenter des poursuites pour violence sexuelle [20]et le refus des juges de recaractériser les charges afin de permettre l’inclusion du chef d’accusation de violence sexuelle, ce qui est en contradiction totale avec les témoignages répétés de la prédominance de ce crime [21], sont particulièrement préoccupants. Il est essentiel que l’exercice du pouvoir discrétionnaire [22]dans la sélection des affaires et dans la poursuite des crimes reflète de manière adéquate l’étendue des crimes.

Des difficultés sont toujours attendues lors de la phase de mise en place de toute nouvelle institution. Et bien que certaines questions eussent pu être anticipées ou évitées, la plaidoirie représente une opportunité d’engager une réflexion sur les réalités concrètes présentes derrière les efforts entrepris pour mettre un terme à l’impunité des crimes internationaux. L’affaire Lubanga s’est déroulée pendant toute la durée du mandat du premier procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, et se terminera avec son successeur, dont le nom sera annoncé au mois de décembre lors d’une réunion [21] des États parties de la CPI, pour recevoir le jugement de la Cour et créer un environnement favorable aux améliorations constantes des enquêtes et poursuites pénales afin de préserver l’avenir de la justice internationale.