Commentaire Rapports du proces

10 Février 2011

Ituri: La poursuite de la justice

Par Sheila Vélez

Chers lecteurs – Veuillez trouver ci-joint un article de Sheila Vélez, journaliste indépendant et auteur des « Chroniques de Lubanga » qui documente le procès de la CPI. A l’origine, cet article a été publié sur le site web de Aegis Trust.  Les vues et opinions exprimées ici ne reflètent pas nécessairement les vues et opinions d’Open Society Justice Initiative. 

Quatre millions de morts et plus d’un million de personnes déplacées, la plus grande catastrophe humanitaire depuis la Seconde Guerre Mondiale. Nous nous rendons en Ituri, dans l’est de la République démocratique du Congo, où une guerre menée par des groupes ethniques rivaux a entraîné la mort de 50.000 personnes entre 1999 et 2003. Aujourd’hui, quelques-unes des personnes responsables de tant de souffrances sont devant la justice à la Cour pénale internationale. Mais comment leurs victimes perçoivent-elles ces procès?
Bunia est loin de ce qu’elle était il y a dix ans, lorsque différentes factions rebelles étaient engagées dans une lutte pour le pouvoir politique et le contrôle des ressources naturelles de la région. Aujourd’hui, la capitale de la province de l’Ituri connait un calme relatif, sans doute en raison de la présence de la MONUSCO, le plus important contingent militaire jamais déployé par l’Organisation des Nations Unies dans le cadre d’une mission de maintien de la paix. Mais ce qui semble avoir à peine changé, c’est l’appui dont jouit encore le premier rebelle accusé de recruter des enfants pour la guerre par le tribunal de La Haye. Bunia, et en particulier des quartiers comme Mutzipela, demeure le fief incontesté de l’un des chefs de guerre les plus tristement célèbres de l’Afrique, Thomas Lubanga Dyilo.

Aujourd’hui je rends visite au bureau régional de l’Union des patriotes congolais, le parti politique et militaire Hema fondé par Thomas Lubanga en 2002, qui, après avoir subi un lifting, détient actuellement trois sièges au Parlement de la Nation. L’emblème du groupe couronne la façade de l’immeuble, situé dans l’une des rues principales, poussiéreuse et pleine de trous comme le sont toutes les rues de Bunia. Je suis accueilli par Simon et Jean Baptiste Ngadjole Ngolotcha, respectivement secrétaire fédéral et président de l’UPC en Ituri, deux hommes au geste et à l’habillement apparemment humbles, portant des vêtements en haillons qui sont loin des costumes impeccablement coupés, que « le Président Thomas » revêt au cours des audiences de la Cour à La Haye. Il est difficile d’imaginer le Raïs, (le roi, en arabe) investi de l’autorité sacrée, partager une table avec ces hommes, assis dans un bureau avec des faux murs en bois et des documents dispersés un peu partout. Ngadjole remonte aux origines de son parti: « L’UPC a été créée pour mettre un terme aux massacres en Ituri », dit-il, tout en produisant des images qui retournent l’estomac : blessures de flèches, coups de machette, corps décapités. Ngadjole considère comme responsables de toute cette cruauté ses ennemis, les Lendu, qui ont également pris les armes et se sont organisés en milices appelées Front nationaliste et intégrationniste (FNI) et Front de résistance patriotique de l’Ituri (FRPI). Leurs chefs, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, sont tous deux également être jugés par la Cour pénale internationale à La Haye. 

Tout comme ils l’ont fait avec les Tutsis du Rwanda, les colonialistes belges ont favorisé les pasteurs Hema, en leur donnant des terres et des postes au sein du gouvernement, politique qui a été poursuivi après l’indépendance du pays en 1960. Le président de l’ex-Zaïre, Mobutu Sese Seko, s’en est tenu à la même pratique au cours des 32 années de son règne implacable. Toutefois, comme le spécialiste de l’Afrique Gérard Prunier l’a expliqué aux juges de la CPI, les rivalités ethniques, loin d’être la cause du conflit en Ituri, en ont plutôt été l’instrument. « Cette rivalité particulière a été orchestrée », a-t-il déclaré au cours du procès Lubanga. « Les dirigeants ont utilisé la question ethnique pour promouvoir leurs intérêts politiques ». L’identité ethnique a ensuite été utilisée comme arme de guerre qui aller servir les intérêts des  pays voisins. Selon Roberto Garreton, Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Congo et témoin au même procès, la présence ougandaise dans la région a exacerbé les tensions sous-jacentes. Selon lui, « Au sein de la population congolaise, il y avait le sentiment général que tout ce qui se passait en Ituri était décidé à Kampala ». Les ougandais, tout comme les colonialistes, ont joué sur le ‘ fait’ que les Hema que, comme leurs voisins Tutsis, étaient nés pour gouverner.

Les Hema ont toujours nié toute forme de traitement de faveur. Une pile de papiers à la main, Ngadjole, le secrétaire de l’UPC, poursuit en expliquant les origines de son parti : il a été fondé en réponse à l’oppression et la marginalisation dont son peuple, les Hema, a été victime du fait du gouvernement du Rassemblement congolais (RCD) de Wamba dia Wamba et Mbusa Nyamwisi de 1999 à 2002. Cependant, il ne fait aucune mention du fait que la rébellion UPC découle de la mutinerie des commandants Hema au sein du RCD, mutinerie que Thomas Lubanga, alors jeune membre de l’Assemblée de l’Ituri, a saisie comme occasion idéale pour former un nouveau parti politique et militaire. Avec le soutien de l’Ouganda et de déserteurs, Lubanga a créé une armée qui lui est devenue tout à fait loyale. L’UPC a expulsé le RCD de Bunia le 9 août 2002, et seulement un mois plus tard, le 3 septembre, Thomas Lubanga a été nommé président de l’UPC et commandant en chef de son aile militaire, les Forces patriotiques pour la libération du Congo.    

« Thomas a été choisi pour son courage et son expérience politique », explique Jean Baptiste Ngolotcha. Né dans une famille Hema en 1960, Thomas Lubanga a étudié la psychologie à l’Université de Kisangani. Pendant que l’on me parle du Président de l’UPC, je regarde les murs du bureau où sont affichées des photos et coupures de journaux sur son procès à La Haye. Ils adorent leur chef. Les deux hommes disent s’être sentis tristes quand ils ont appris sa détention. Lubanga a été arrêté par les autorités congolaises en mars 2005 et transféré à la Cour pénale internationale un an plus tard pour être jugé pour le recrutement d’enfants soldats de moins de 15. « Nous prions pour sa libération tous les jours », dit Ngolotcha.

Sans faire mention de leur âge, Ngolotcha se vante du fait ses quatre fils ont combattu dans les rangs de «l’armée de Thomas ». Leur devoir était de défendre leur famille, et, ce faisant, ils ont aussi défendu leur communauté, dit-il. Cela a été la contribution des Hema à la guerre ethnique. Selon les éléments de preuve soumis par le Bureau du Procureur, Lubanga avait  publiquement décrété que chaque famille Hema doit appuyer ses efforts militaires, en faisant s’engager leurs enfants dans son armée. Il a ordonné à ses soldats de recruter « toute personne qui leur tombait sous la main ». Les ordres de Lubanga ne font pas mention d’un âge minimum. Le seul critère est la capacité à porter une arme.

Un certain nombre de garçons ont rejoint les rebelles de leur propre gré, poussés par la frustration, la faim et la colère d’avoir perdu un parent. D’autres ont été enlevés par des soldats de Lubanga sur les places publiques, les rues et les écoles et emmenés de force aux camps d’entraînement militaire. Emmanuel, mon traducteur, me dit que plusieurs de ses amis ont été envoyés dans ces camps. « Ils mangeaient la même chose chaque jour. Selon eux, les exercices physiques étaient très durs et les commandants voulait les envoyer au champ de bataille le plus vite possible ». La formation militaire a duré quelques semaines et a souvent été extrêmement pénible. La perte d’une arme ou la tentative d’évasion était punies de mort. Selon Kristine Peduto de la MONUSCO, qui est responsable de la protection des droits des enfants et des témoins dans le procès Lubanga, l’état psychologique des enfants après leur démobilisation a constitué un sujet de vive préoccupation. « Ils ont été profondément traumatisés; les plus jeunes semblaient totalement perdus. Ils avaient été témoins de massacres et vécu des expériences terribles » a-t-elle ajouté. « La condition physique et psychologique des jeunes filles était beaucoup plus alarmante : elles avaient été victimes d’abus sexuels systématiques de la part des commandants et des soldats. Je pense que la plus jeune fille que j’ai interviewée était âgée de 12 ans ». Peduto faisait partie de la délégation de la MONUSCO qui avait rendu visite à Lubanga en mai 2003 à sa résidence personnelle. « Je lui ai dit que l’utilisation d’enfants soldats est un crime. Cependant, il n’avait absolument pas l’intention de discuter de la question. À un certain moment, il a même dit que les enfants étaient dans l’UPC parce qu’ils avaient besoin de protection ».

 Dans l’un des rares restaurants de la ville assez sûrs pour que les étrangers puissent y prendre un verre et se débarrasser de cette épaisse couche de poussière qui vous enveloppe à la fin de la journée, je rencontre Dieudonné Mbuna, membre de l’équipe de défense de Lubanga et résident de Bunia. C’est un homme peu bavard. Avec l’aide d’Emmanuel, j’ai préparé une liste de questions très directes, mais peu de temps après le début de l’entrevue, Mbuna me dit que son équipe lui a interdit de parler aux journalistes. « C’est un moment très sensible », dit-il, en faisant référence à la demande de la défense portant sur l’abus de procédure. Les avocats de Lubanga ont accusé le procureur de collaboration avec des intermédiaires qui auraient fait pression sur les témoins pour leur faire faire un faux témoignage. Les juges ont demandé au Procureur de communiquer à la défense l’identité d’un de ses intermédiaires, ce qui inquiète le Bureau du Procureur car l’intermédiaire n’a pas bénéficié de mesures de protection. La décision prise par le Procureur de ne pas divulguer ces informations a conduit à un débat juridique qui a presque mis un terme à la première affaire du Procureur Moreno-Ocampo. Le 8 juillet 2010, les juges ont suspendu l’instance en affirmant qu’un procès équitable pour l’accusé n’était plus possible en raison du refus du procureur d’exécuter les ordres de la Chambre. « Les juges font un bon travail », dit Mbuna. « Ils ont montré qu’ils sont impartiaux. Thomas est convaincu que le résultat sera juste ».

La paix fragile comme une coquille d’œuf

Il existe cette noble idée de la justice internationale comme un remède universel qui apportera la paix et la réconciliation dans des sociétés ravagées par les conflits. Mais la réalité est beaucoup plus complexe. La réconciliation est devenue difficile quand ceux qui prétendent être des victimes sont incapables d’accepter l’idée que leurs propres groupes ont également été des auteurs d’exactions. Même les procès qui peuvent établir objectivement ce qui s’est passé ne peuvent pas contribuer à la réconciliation tant que les gens ne reconnaissent pas les faits.

 « Bunia est parcouru par un climat de méfiance entre les différents groupes ethniques », explique Emmanuel mon traducteur. « Ceux qui soutiennent l’UPC se sentent encore victimes de cette procédure [judiciaire], ils soutiennent qu’ils ont agi en légitime défense ».

Ensuite je me rends à Radio Candip, anciennement la station de radio officielle de l’UPC, aujourd’hui transformée en un service de radiodiffusion communautaire autonome. Là, je rencontre le professeur Pilo Kamaragi, le porte-parole des Hema et un membre éminent de l’UPC. Avec tous ses états de service, je suis surpris, lors de l’entrevue, de voir qu’il nie à plusieurs reprises tout type de relation entre Thomas Lubanga et sa communauté. Interrogé sur le procès de son chef, il attaque immédiatement la Cour. « J’ai l’impression que ce procès est extrêmement politisé », dit-il. « Ce n’est pas juste. D’où proviennent les armes? Qui a financé cette guerre? », demande-t-il, en se référant à d’autres dirigeants considérés comme les véritables coupables de la tragédie de l’Ituri qui sont toujours en fuite. « La Cour pénale internationale est biaisée », affirme avec force Pilo.

Cette allégation de partialité est reprise par le groupe ethnique rival, les Lendu. Selon Alex Losinu, un de leurs représentants, la communauté ne comprend pas pourquoi que le nombre d’accusations portées contre Lubanga par le Procureur Moreno-Ocampo n’est pas plus élevé. « Est-ce que ces enfants ont été recrutés pour tuer des singes ou pour nous tuer? », s’interroge-t-il, en rappelant les massacres subis par les Lendu. « Que Lubanga soit reconnu coupable ou non, cela n’a pas d’importance. Ce procès n’apportera pas la paix en Ituri. Il ne peut pas défaire ce que ces enfants-soldats ont fait. Ils ont violé, ils ont tué, ils ont volé, et ils restent libres ». poursuit Losinu : « Si jamais Thomas Lubanga revient à Bunia, nous allons lui demander de laisser notre communauté en paix. S’il nous provoque, nous nous défendrons et nous allons donc bientôt retourner à la case départ. En Ituri, la paix est aussi fragile qu’une coquille d’œuf ».

Au fil des jours et des rencontres, je trouve que positions radicales ne sont pas si importantes en nombre. Gilbert Tandia Bakonzi, défenseur des droits humains et directeur du Centre Pelican pour la paix et la justice à Bunia, croit que le procès de La Haye va ramener la paix dans la région. « Ces procès envoient un message clair : l’ère de l’impunité touche à sa fin. L’Ituri a besoin de justice, mais la réconciliation dépend de nous », dit Gilbert, qui a reçu des menaces de ceux qu’il appelle les « extrémistes ». Il remarque que la division entre les groupes est de nature intellectuelle, et est le fait de l’élite et des politiciens. « Le Hema et le Lendu ordinaires coexistent pacifiquement. Ils font leurs achats dans les mêmes marchés, ils sont soignés dans les mêmes hôpitaux, et ils fréquentent les mêmes églises. » Ses paroles me rappellent « L’enfer sur terre », documentaire de John Carlin sur la Sierra Leone, où il dit que le problème principal de l’Afrique c’est la capacité à pardonner. Et il s’agit bien de cela. Les gens semblent fatigués de toutes ces guerres. Mais il s’agit d’une lassitude teintée de résignation. Je le vois dans les yeux d’Emmanuel. Quand je parle de révolution des peuples et de mettre fin à des décennies d’abus, il me regarde étonné. Des décennies de colonialisme et de dictature semblent avoir aliéné des générations entières. Ils n’ont pas été élevés pour se plaindre de la barbarie, mais plutôt pour l’accepter.

La justice tant espérée

Alice Zago, enquêteur dans l’affaire Lubanga, a eu à faire face à un défi de taille en Ituri. Comment expliquer aux victimes et aux témoins la notion abstraite de justice? Comment peut-on parler de droits à ceux qui n’en n’ont jamais bénéficié? Lors de ma rencontre avec les citoyens de Katoto (22 km au nord de Bunia), je m’en suis moi-même rendue compte. Il y a un groupe de quatre hommes et trois femmes qui se réunissent de temps en temps pour écouter un programme radio sur la justice. Radio Interactive pour la Justice, a été fondée, et est dirigée par un collègue américain qui a toujours été un passionné de la région. Quand je leur demande s’ils comprennent ce qu’ils écoutent, l’un d’eux répond qu’il ne comprend pas ce que nous entendons par droits de l’homme. Et à ma plus grande surprise encore, mon traducteur, Emmanuel, ne peut pas trouver l’équivalent en swahili de « justice internationale » et utilise plutôt l’expression française. Gratien Iracan, un journaliste local qui travail avec la Radio Interactive pour la Justice, va droit au but : « Les gens ont besoin de temps pour comprendre ce qu’est la justice. Sous le régime [du dictateur] Mobutu, il n’y avait aucune protestation, aucune reconnaissance de nos droits. C’est maintenant que les gens commencent à comprendre le sens et l’importance de la justice comme étant le seul moyen de vivre en paix », dit Gratien. « Mais le problème c’est la corruption, ici l’argent est roi ».

Ce manque de confiance dans les institutions locales judiciaire est un facteur commun aux habitants de l’Ituri. Bien que le gouvernement congolais, avec l’aide des organisations internationales, ait fait certains progrès ces dernières années, la corruption et le manque de ressources et d’infrastructures entravent l’application de la justice. « Je ne comprends pas comment un homme qui a violé une femme peut être relâché peu de temps après son arrestation », dit une femme de Katoto. « Il n’y a pas de justice pour les pauvres ici. Si vous êtes riche et vous avez un problème, tout ce que vous avez à faire est de sortir de l’argent ». Cette pénurie de fonds s’étend également aux prisons. « Ce que j’ai vu était horrible », dit Emmanuel, rappelant sa visite à la prison de Bunia avec un autre journaliste. La vue des prisonniers émaciés, assis à même le sol dans des cellules exiguës, surpeuplées et insalubres et dont la seule subsistance consiste en ce que leur familles peuvent leur apporter est encore vivace dans son esprit.

Cette longue histoire de guerres et de conflits ethniques en République démocratique du Congo dans les dernières décennies a détruit les structures judiciaires. « Depuis 2004, les tribunaux ont commencé à fonctionner timidement, mais ce n’est que maintenant que notre système judiciaire est vraiment en train de faire ses premiers pas », dit le procureur militaire de Bunia Jean LIANZA Maurice. « C’est pourquoi le gouvernement a demandé à la Cour pénale internationale d’intervenir, afin que les crimes ne restent pas impunis ». En mars 2004, Kinshasa a déféré la situation à la CPI et lui a demandé d’enquêter et d’engager des poursuites pour les crimes relevant de sa compétence commis sur le territoire congolais. Toutefois, le tribunal international ne doit pas constituer une alternative aux procédures nationales, mais plutôt les compléter. C’est là l’un des défis de la cour : encourager les États à mettre un terme aux crimes qui sont une préoccupation pour l’humanité, et aussi répondre aux attentes des femmes de Katoto : « Espérons que cela ne se reproduira jamais. Les enfants ne sont pas nés pour être des soldats. Les enfants doivent aller à l’école ».