Commentaire Rapports du proces

30 Mai 2010

Interview: La plupart des victimes du procès de Lubanga ne cherchent pas de réparations, ils veulent tout juste que leur histoire soient racontée

Par Tracey Gurd

Paolina Massidda est le conseil principal du Bureau du conseil public pour les victimes à la Cour pénale internationale (CPI). Elle a été étroitement impliquée dans le procès de l’ancien leader congolais Thomas Lubanga Dyilo, la première personne à être jugée par la CPI. M. Lubanga est accusé par les procureurs de la CPI d’avoir été le chef de l’Union des Patriotes Congolais (UPC), qui a utilisé des enfants soldats en 2002 et 2003. Le mois dernier, elle a parlé à Tracey Gurd et Wairagala Wakabi du site web du procès Lubanga, de l’identité des victimes, des expériences négatives et positives en matière de participation des victimes à ce procès, et de la question des réparations pour les victimes.

Q. Qui sont les victimes et quels rapports ont-elles avec le  conflit en Ituri?

R. Dans l’affaire Lubanga, la majorité des victimes participantes sont d’anciens enfants soldats. C’est parce que les charges qui pèsent sur M. Lubanga ont un lien direct avec des crimes de guerre de conscription et enrôlement d’enfants de moins de quinze ans et leur utilisation pour une participation active à des hostilités. Quelques-unes des victimes sont les parents d’anciens enfants soldats qui bien sûr peuvent pâtir des crimes commis.

Il s’agit là des seules catégories de victimes participantes car selon la section de première instance et la section des appels, pour être reconnu comme victime dans le procès Lubanga, il faut avoir un lien direct avec les charges confirmées par la section préliminaire et aussi avoir subi un dommage causé par ces charges.

Q. Maintenant pourriez-vous nous indiquer comment on fait pour se faire reconnaître comme victime participante?

R. Il y a un formulaire standard disponible au Greffe [de la CPI] que les victimes remplissent en expliquant ce qui leur est arrivé. La section « Participation des Victimes et Réparations » du Greffe vérifie le formulaire et s’assure qu’il est bien rempli et qu’on y a joint des documents tels que la carte d’identité, et toute autre pièce que l’on voudra y annexer tels que des certificats médicaux.

Le formulaire est alors envoyé à la chambre appropriée pour déterminer si le postulant est une personne physique ou une organisation ; et pour évaluer si le postulant a subi un dommage résultant d’un crime relevant de la compétence de la cour et d’un crime dont est accusé M. Lubanga. Il faut qu’il y ait un lien de cause à effet entre le crime commis et le dommage qu’a subi la personne. Lorsque ces critères sont remplis, la personne reçoit l’autorisation de participer au procès.

Q. Sur la base de l’expérience tirée du procès Lubanga, quelle est selon vous l’importance de la participation des victimes à ce genre de procès?

R. Premièrement, il y a l’occasion de raconter leur histoire et de faire entendre leur voix devant les juges. Une autre chose importante c’est la possibilité de contester des preuves apportées par l’accusation et la défense, et en particulier la possibilité de fournir des preuves non seulement pour des réparations, mais aussi pour la culpabilité ou l’innocence de l’accusé. Voilà donc la reconnaissance directe du fait que les victimes ont un intérêt dans le résultat du procès et l’éclatement de la vérité.

Un autre pas important a été la possibilité pour les victimes de comparaître devant la chambre. Il y a eu un précédent : trois victimes qui n’étaient pas sur la liste des témoins appelés par le Bureau du Procureur (BdP) et qui ont été autorisées à comparaître devant la chambre pour témoigner.

À cet égard, je pense qu’il serait plus approprié que les victimes comparaissent devant une chambre conformément à la Règle 93 du Règlement de procédure et de preuve, ce qui signifie en leur donnant la possibilité de simplement exprimer leurs opinions et préoccupations sans comparaître devant la chambre avec le double statut de victimes et de témoins comme cela a été le cas au cours du procès Lubanga.

Q. Avez-vous eu une expérience négative en matière de participation des victimes au procès Lubanga?

A. Il y a encore des difficultés à interpréter les dispositions relatives à la participation des victimes. Dans le Statut de Rome et le Règlement de procédure et de preuve, et tout le texte de la CPI, il ya très peu de dispositions traitant de la participation des victimes. C’est déjà un problème.

Deuxièmement, ces quelques dispositions ne sont pas suffisamment détaillées. Cela pourrait être positif ou négatif, selon l’interprétation que l’on en fait. Pour moi, ce qui est clair dans une certaine mesure, c’est que les chambres ont tendance à adopter une interprétation prudente et parfois restrictive de la participation des victimes, en particulier lorsqu’il s’agit du plaidoyer de la défense.

Ce qui se passe dans le procès Lubanga c’est que la chambre demande que pour que les victimes participent à chaque élément de preuve produit par les parties, il faut que les avocats démontrent que chaque témoin touche à l’intérêt personnel de chaque victime, par exemple. Maintenant, nous sommes dans le cadre du plaidoyer de la défense et si la défense ne révèle pas en temps opportun, aux représentants légaux les éléments qu’elle a recueillis pour son plaidoyer, il m’est donc impossible en tant qu’avocat de vérifier si les intérêts de mes clients sont concernés, jusqu’à très peu de jours avant la déposition d’un témoin de la défense.

En outre, la défense veut limiter l’interrogatoire par les représentants légaux, mais le fait est que même si nous avons intérêt à interroger les témoins de l’accusation, nous avons un intérêt encore plus élevé dans l’interrogatoire des témoins de la défense. C’est parce que les témoins de la défense sont là pour réfuter les thèses de l’accusation, et même discréditer les témoins à charge. Si en tant que représentant légal vous représentez quelqu’un qui a par exemple un double statut, il est clair que vous avez un rôle important à jouer dans l’interrogatoire des témoins de la défense.

Q. Au début de l’année, la défense a suggéré que certains représentants légaux des victimes ne devaient pas être présents au tribunal quand un certain témoin a fait sa déposition.

A. Dans une décision récente [le 11 mars 2010 – La rédaction] la Chambre a clairement indiqué que la présence de victimes participantes au cours du plaidoyer de la défense, même lorsque la Cour siège à huis clos, constitue une partie essentielle de leur droit de participer au procès. La défense avait demandé à la Chambre d’ordonner que les représentants légaux non concernés par les dépositions de certains témoins spécifiques ne soient pas présents dans la salle d’audience. L’argument de la défense, si j’ai bien compris, était qu’ils pensaient que les représentants légaux peuvent ne pas être présents afin de ne pas compromettre la sécurité des témoins de la défense.

Mais la défense ne tenait pas compte du fait que les représentants légaux sont des conseils, qu’ils sont liés par le Code de déontologie des avocats pour les avocats comparaissant devant le tribunal, et il n’y a aucun exemple d’incident où des représentants légaux ont mis en péril l’un des témoins. De plus, nous sommes très prudents dans notre façon de traiter l’information, car nous pourrions faire courir des risques à nos clients eux-mêmes. Maintenant, nous avons des victimes qui perdent leur anonymat au cours du procès, ce qui signifie que M. Lubanga connaît l’identité de certains de mes clients ; je ne vois donc pas pourquoi je ne devrais pas connaître l’identité de témoins de la défense.

Q. Alors comment résumerez-vous vos rapports avec la défense?

A. La relation est très bonne, mais nous sommes dans un procès et un procès c’est toujours un combat. La seule chose que je trouve excessive c’est que l’on demande aux juges d’ordonner que les représentants légaux soient dans la galerie du public pour certains des témoins de la défense. Ceci est contraire à l’esprit du Statut de Rome.

Q. Qu’arrivera-t-il aux victimes si M. Lubanga est déclaré coupable?

A. Devant la cour, les victimes peuvent tout simplement participer, c’est-à-dire faire entendre leur voix dans le procès par l’intermédiaire d’un avocat. Il y a aussi la possibilité pour les victimes de demander réparation, indemnisation, restitution ou toute autre forme de réparation pour les dommages subis. Jusqu’à présent, dans le procès Lubanga, la majorité des victimes n’ont demandé que la participation. Nous avons peu de victimes demandant réparation. Et dans tous les cas, la procédure de réparation ne pourra commencer que lorsqu’un verdict de culpabilité sera prononcé contre M. Lubanga.

Si, à la fin du procès, M. Lubanga n’est pas condamné, il n’y aura pas de procédure de réparation. Ceci pourrait avoir un impact sur les victimes en ce qui concerne la question des réparations. Je peux penser à d’autres impacts, comme un nouveau traumatisme des victimes et des problèmes psychologiques.

Q. Si nous comprenons bien, l’accusé, en l’occurrence M. Lubanga, ainsi que la Cour, auraient à se charger des réparations?

A. Le principe est que les réparations sont payées par la personne condamnée. Si la personne condamnée n’a pas de ressources financières, la Cour utilisera le Fonds au Profit des Victimes pour fournir les moyens de payer des réparations aux victimes. Le Fonds a un double mandat : d’une part, mettre en œuvre des réparations après la condamnation d’une personne et après la fin de la procédure de réparation. D’autre part, il est possible d’utiliser une partie des ressources déjà disponibles pour l’assistance aux victimes, qui est différente de réparations.

Cela signifie que le Fonds peut mettre en place des projets pour aider les victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour et leurs familles. C’est quelque chose que le Fonds fait déjà en Ouganda et au Congo. Au Congo, il existe plusieurs projets parrainés par le Fonds, notamment pour la réhabilitation des anciens enfants soldats, des programmes d’éducation, ou des programmes visant à minimiser l’impact psychologique des crimes sur les anciens enfants soldats.

Q. Il y a la question des crimes sexuels, et la tentative infructueuse des représentants légaux des victimes de faire jouer la Règle 55 du Règlement de la Cour pour requalifier les faits en y  incluant les crimes sexuels. Cette tentative a été rejetée par la Chambre d’appel. Maintenant, comment pensez-vous que ces crimes pourraient éventuellement être traités dans le cadre des charges qui pèsent sur M. Lubanga?

A. C’est là une question qui concerne plutôt le BdP, mais il est encore possible que les faits de violence sexuelle soient reconnus à la fin du procès, ce qui signifie qu’il est possible que dans leur décision, les juges pourraient reconnaître que lors du recrutement, des jeunes filles ont également été violées et obligées d’être des esclaves sexuelles. Cela ne signifie pas que les accusations portées contre M. Lubanga vont changer.

Q. Est-ce que cela pourrait influer sur le prononcé de la peine? Pourrait-ce être un facteur aggravant?

A. C’est possible. Et effectivement, l’accusation plaide pour ce cas de figure, et en tant que représentants légaux, je ne peux pas dire à ce stade si nous serons prêts à appuyer cet argument dans nos conclusions finales.

Q. Nous nous demandons si vous pourriez en dire un peu sur les réactions des victimes aux décisions sur la Règle 55.

R. Je ne peux parler que pour mes propres clients, qui ne jouent pas un grand rôle dans le procès de M. Lubanga. Mes clients s’attendaient à quelque chose de la part de la chambre, en particulier après la première décision disant qu’on pourrait faire jouer la Règle 55. Nous avons expliqué à nos clients qu’il était très difficile que la Chambre accepte notre théorie. Ainsi, lorsque la première décision a été rendue elle constituait encore plus que ce que nous, représentants légaux, attendions de la chambre. Alors c’était déjà, en quelque sorte, une victoire.

Mais nous avons expliqué aux victimes que pour nous, et dans la recherche de la vérité, il était de notre devoir d’alerter la chambre sur le fait que la réalité est différente de ce qui figure dans les charges. Pour la majorité des personnes participantes – les jeunes filles, les anciens enfants soldats – le viol et l’esclavage sexuel ont été «la vie normale» au cours du temps passé dans l’UPC. Nous avions donc l’obligation morale, l’obligation éthique et professionnelle d’expliquer que ces choses sont arrivées. Nous l’avons expliqué aux victimes et je pense qu’elles l’ont accepté, dans la mesure où nous avions exprimé leurs inquiétudes par rapport à ces événements.

Q. Et pourquoi était-ce  important pour les victimes?

A. Parce que cela fait partie de ce qui leur est arrivé. La première chose que je fais quand je rencontre un client c’est de demander pourquoi il veut participer au procès devant la cour. La majorité d’entre eux disent qu’ils veulent faire entendre leur voix et ils veulent que leur histoire soit connue pour que les crimes ne se reproduisent plus à l’avenir. Très peu dans le procès Lubanga disent qu’ils veulent des réparations. Ils veulent faire entendre leur voix et ils veulent contribuer à faire éclater la vérité. Et pour eux, faire éclater la vérité signifie aussi que ce qui leur est arrivé est reconnu comme c’est arrivé, pas autrement.

Q. Et on pourrait arriver à ce résultat avec la requalification des faits…

R. Oui. Et pour eux, le fait qu’il y ait dans la salle d’audience quelqu’un qui puisse exprimer leurs préoccupations, c’est déjà quelque chose d’important pour eux. Cela signifie que quelqu’un se fait du souci pour eux, s’intéresse à ce qui leur est arrivé. Et c’est quelque chose d’extrêmement important pour les victimes du procès.

Q. Dans les systèmes juridiques de common law (droit coutumier et juridictionnel, système juridique des pays anglo-saxons), il n’existe pas de participation des victimes et à la  CPI vous avez un mélange d’avocats et de juges de common law et d’avocats et juges du système de droit civil (système juridique romano-germanique). Les avocats et juges du système de droit civil sont beaucoup plus habitués à voir des victimes jouer un rôle dans les tribunaux. Pensez-vous que ce mélange de droit civil et de common law a contribué au manque de clarté en ce qui concerne le rôle des victimes et la façon dont elles doivent se présenter devant la cour par exemple

R. Au cours du processus de rédaction du Statut de Rome, il était très difficile de trouver un compromis entre pays de droit civil et pays de common law et en fait il y a eu deux positions. Le seul accord possible était l’énoncé de l’article 68.3 qui est vraiment très difficile à interpréter. Parce que l’article 68.3 dit que s’agissant de l’intérêt personnel des victimes, la cour permettra que soient entendues les opinions et préoccupations des victimes, d’une manière qui ne soit pas préjudiciable ou contraire aux intérêts de la défense et d’un procès équitable.

Maintenant, si vous prenez ce passage littéralement, vous vous rendez facilement compte que chaque terme peut être sujet à interprétation : que signifie « opinions et préoccupations »? Que veut-on dire par « les victimes peuvent présenter leurs opinions et préoccupations »? Aussi sujet à interprétation est : « de quels intérêts personnels des victimes d’agit-il ? ». Le fait que cela signifie qu’elles peuvent présenter leurs opinions dans la mesure où celles-ci ne sont pas contraires au droit de la défense et à un procès équitable et impartial est également sujet à interprétation.

Nous sommes encore au tout début du fonctionnement de la CPI, les interprétations varient donc selon les chambres. Cependant, pour ce qui est de la participation, nous apportions notre assistance en vue de l’harmonisation de la pratique de la cour pour les différentes affaires et j’espère que dans les prochaines années, on verra une amélioration de la participation des victimes.

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