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Interview : Les Procureurs de la CPI réfuteront les allégations que des intermédiaires auraient manipulé les preuves de l’Affaire Lubanga

Béatrice Le Fraper du Hellen est la Responsable de la Division de la Complémentarité et la coopération entre les juridictions, qui fait partie du Bureau du Procureur (BdP) de la Cour pénale internationale. Elle a parlé à Wairagala Wakabi, reporter pour le site Web du Procès Lubanga, au sujet du rôle que les intermédiaires auraient joué dans l’affaire des crimes de guerre dont est accusé le Leader congolais Thomas Lubanga, du point de vue du BdP quant à la gravité des charges de conscription et d’emploi d’enfants-soldats ainsi que de la raison pour laquelle l’Accusation demandera aux juges d’emprisonner M. Lubanga pendant très longtemps. 

Q. Les intermédiaires semblent faire la une des journaux, ces derniers temps. Quel est exactement le rôle des intermédiaires ?

R. Ils « font la une » dans la salle d’audience parce que la Défense a choisi le problème des intermédiaires comme stratégie. Les intermédiaires sont des hommes (et des femmes) de main qui permettent au BdP d’établir le contact avec des sources et des témoins potentiels et qui lui décrivent la situation sur le terrain. Ce ne sont que des intermédiaires.  Ils ne mènent pas d’enquête. Ce ne sont pas des témoins.  Ils seraient comme des gens qui traitent avec les enfants-soldats et qui voient le nombre effarant d’enfants-soldats ayant vécu des expériences horribles et qui leur diraient : « Il y a une possibilité ; voudrais-tu entrer en contact avec le BdP de la CPI et peut-être leur raconter ton histoire pour fournir des preuves dans le procès entamé contre Thomas Lubanga Dyilo ?  »

Ce sont des personnes très engagées, militant en faveur de la justice internationale. Nous faisons attention à qui nous choisissons comme intermédiaires et les allégations portées par la Défense à l’encontre de ces intermédiaires seront absolument réfutées au tribunal par l’Assistant du Procureur, Fatou Bensouda. Et elle affirme avec véhémence que nous ne devrions pas croire les dire de la Défense, juste parce que celle-ci déclare que certains intermédiaires auraient pu avoir influencé les enfants-soldats.

Nous devons souligner les risques encourus par les intermédiaires.  Il n’est pas facile de se trouver en Ituri [Province du Congo], disant à un enfant de l’ethnie Hema qui a été recruté, enrôlé, forcé à violer et à tuer par un leader Hema, qu’il pourrait aller devant la CPI et se porter témoin.  Donc leur situation est difficile en terme de protection et pour cela, le BdP leur voue une grande admiration.  Mais il devrait être clair que ces intermédiaires ne conduisent pas d’enquête pour nous ; nous menons nos propres enquêtes.

Q. Le BdP paie-t-il les intermédiaires pour le travail qu’ils effectuent pour vous ?

R. Nous couvrons leurs dépenses. S’ils se déplacent pour le BdP, s’ils perdent un mois de travail à cause du BdP, ils ont tout à fait droit à une compensation.  Le fait pour eux d’aider la justice internationale est un fardeau additionnel qui met également leur vie en péril.

Q. Nous avons entendu que l’Accusation se serait probablement trop repose sur les intermédiaires pour rassembler des preuves et pour obtenir des témoins ; qu’ils auraient dû mieux superviser leurs activités ou en tout cas, que les intermédiaires auraient dû jouer un rôle bien moindre.

R. Ceux qui l’affirment ne savent pas ce que font nos enquêteurs. Ils entendent la Défense [de Lubanga] parler des intermédiaires et ils avalent tout ce qu’elle leur dit. Moi, j’affirme le contraire : les intermédiaires ne sont que ce qu’ils sont, rien de plus.  Ce sont des personnes formidables et engagées, qui attirent l’attention du BdP sur l’ histoires de ces enfants.  Et c’est fantastique. Nous ne devrions surtout pas nuire à la réputation de ces intermédiaires.  Quant à nos enquêteurs, je n’ai pas pour habitude de commenter leurs activités.

Q. L’autre jour, le Juge Adrian Fulford a soulevé la question à savoir s’il était encore nécessaire de préserver l’anonymat des intermédiaires, étant donné l’importance du rôle que ceux-ci semblaient avoir joué . Pensez-vous que le voile de l’anonymat devrait être levé ?

R. Les intermédiaires représentent la dernière ligne de défense de [l’équipe] de la Défense [de Lubanga] parce qu’ils n’ont pas d’arguments, alors ils en cherche partout où ils seraient susceptibles d’en trouver. Et donc leur dernier argument est que « peut-être les intermédiaires seraient le problème. » Ils n’ont pas réussi à le prouver.  Ils ont formulé des allégations à l’encontre de personnes courageuses qui se soucient réellement de la justice internationale et des enfants-soldats. 

Comme je l’ai déjà dit, la Défense a utilisé ce moyen comme ultime recours. Ils n’aiment pas ce que disent les enfants-soldats et donc ils prétendent que ceux-ci auraient peut-être été influencés.  Et j’affirme, moi, que nous avons de très courageux et braves enfants-soldats qui ont réussi à se refaire une vie après tout ce qu’ils ont enduré.   Pas tous y sont parvenus; nous en avons beaucoup qui sont des causes perdues au ban de la société, des toxicomanes… Il y a des filles qui n’ont pas pu venir et témoigner parce qu’elles se prostituent, sont complètement dépendantes de la drogue, et nous ne pouvions pas les prendre comme témoins crédibles dans ce procès.  Et je pense que nos témoins furent très crédibles, parce qu’ils ont vraiment montré les conséquences du recrutement des enfants-soldats sur les perspectives d’avenir de ceux-ci.  Donc, la Défense parle à présent d’intermédiaires, je parle, moi, d’enfants-soldats et de leurs souffrances.

Q. Il y a environ deux semaines de cela, le Juge Fulford a demandé si l’Accusation prévoyait d’appeler à la barre certains intermédiaires pour entendre leur témoignage, étant donné que l’on parle beaucoup du rôle qu’ils auraient apparemment joué dans la fabrication de preuves.  Est-ce quelque chose que vous envisagez ?

A. Il n’est est pas question à ce stade, puisque nous avons essayé et réussi à prouver aux juges que les intermédiaires n’ont rien falsifié et qu’il ne s’agit là que de fausses allégations.

Q. Donc, venons-en à la Défense. Ils vous ont accusé plusieurs fois, vous l’Accusation, de ne pas respecter vos obligations de divulgation. Ils disent que vous leur donnez trop peu d’informations, trop tard, et que cela est injuste.

R. Cela est très intéressant, parce que, en réalité, la CPI prévoit un rôle bien précis pour le Procureur, qui est nouveau pour eux ainsi que pour le monde de la justice internationale. Nous enquêtons à la fois sur les preuves à charge et à décharge.  Cela est tout à fait nouveau.  C’est ce que disent les Statuts; le Procureur doit mener toute l’enquête, avec les circonstances incriminantes et exonératoires. C’est la raison pour laquelle les preuves de la Défense sont en grande partie fondées sur des preuves exonératoires que nous avons trouvées et que nous avons remises à la Défense.  Et la plaidoirie de la Défense est largement basée sur les éléments que nous leur avons divulgués.

Le Procureur Moreno-Ocampo a beaucoup d’expérience.  Il a révélé toutes les preuves exonératoires à la Défense et ce, dans les délais les plus brefs.  Bien entendu, la Défense n’a pas agi de même, mais je le répète, nous sommes de très bons procureurs, nous sommes de très bons enquêteurs. Nous survivrons au fait que la Défense n’a pas respecté l’ensemble de ses obligations de divulgation.  Nous reconnaissons qu’il s’agit là d’une faiblesse, mais nous survivrons; nos arguments sont encore irréfutables. 

Q. Nous aimerions à présent vous poser des questions à ce sujet. La Défense a dit qu’ils demanderont aux juges d’analyser la possibilité d’interrompre les poursuites au motif d’abus de procédure. Pensez-vous qu’ils puissent y parvenir ?

A. Aucune chance.

Q. Est-ce parce qu’aucun abus de procès n’a été commis ou parce que les motifs évoqués sont insuffisants pour prononcer un non-lieu ?

R. Il n’y a eu aucun abus de procès. Le Procureur Moreno-Ocampo est précis et équitable. Et comme je l’ai déjà dit, peu importent les arguments de la Défense, ceux-ci ont été fournis par le Procureur Moreno-Ocampo, sur la base de preuves exonératoires.  Donc, il ne s’agit que de bluff.  Je comprends bien la Défense; c’est leur dernière chance, mais rien ne se passera. M. Lubanga ira en prison pour très longtemps.

Q. Quelle sera la durée de son emprisonnement, d’après vous ?

R. C’est une question très intéressante parce que nous allons demander que la sanction soit sévère ; n’oubliez pas qu’une sentence d’emprisonnement ne peut dépasser 30 ans, selon le Statut de Rome.

Q. C’est long…

R. C’est long parce que la responsabilité est immense.  Beaucoup de gens nous ont demandé « pourquoi le recrutement d’enfants-soldats » ? « Pourquoi ce chef d’inculpation précis » ? Parce que c’est énorme !  Recruter un enfant-soldat signifie que vous forcez des enfants de 11 et 12 ans à tuer, violer, pour ne plus rien savoir faire d’autre. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que toute une génération est perdue.  Vous [pourriez] obtenir une génération de Congolais qui ne savent survivre qu’en violant, tuant, estropiant et en torturant.   Ce crime est gigantesque. Et c’est ce le boulet qu’il porte autour du cou : avoir plongé toute cette génération dans la violence ; il doit payer non seulement pour le présent, pour le passé, mais si nous ne les réhabilitons pas et les réintégrons dans la société, il paiera également pour l’avenir. 

Q. Aucune tentative de requalification des chefs d’accusation portés contre M. Lubanga n’a été tentée, afin d’inclure les crimes sexuels et le traitement inhumain. Par la suite, l’Accusation pense-t-il pouvoir trouver un moyen de tenir compte de ces crimes ?

R. Mais ils sont déjà inclus. Recruter des enfants-soldats est un crime dont la définition reste à redéfinir.  Si vous recrutez une petite fille comme soldat, vous allez l’employer pour vous préparer à manger, vous fournir des services sexuels et pour se battre pendant la journée.    Donc sous l’étiquette d’accusations pour recrutement, vous incluez le traitement inhumain, vous incluez l’esclavage ainsi que les accusations de crimes sexuels.  Il est temps de présenter cela au grand jour.

Q. L’Accusation émettra-t-il des recommandations aux juges à cet effet ?

R. Nous le ferons. Et pas seulement nous, mais Radhika Coomaraswamy, la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies pour les enfants dans les conflits armés, a clairement présenté aux juges sa propre définition et interprétation de ce qu’était un enfant-soldat.   Un enfant-soldat n’est pas uniquement un enfant que vous utilisez pour le combat ; c’est également un enfant utilisé pour servir des commandants et les soldats de plusieurs manières immorales.

Il est très pénible de concevoir le destin d’une petite fille soldat, une fois celle-ci enrôlée.  Je me rappelle une histoire qu’on m’a raconté, selon laquelle un commandant, voulant punir un garçon pour n’avoir pas effectué son devoir militaire, l’a contraint à préparer à manger pour le groupe pendant toute une semaine.  Donc, la punition d’un garçon est de préparer à manger.  Pour une petite fille soldat, ce n’est pas une punition ; il s’agit de ses occupations normales dans le camp.  Elle doit cuisine pour tous les soldats en plus de se battre pendant la journée et de fournir des services sexuels pendant la nuit.  Donc, ne me dites pas que les accusations de crimes sexuels ne sont pas inclues.

Q. Pour terminer, les témoins de la Défense comparaissent surtout en séance à huis clos, bien que la Défense ait promis que la majorité de leurs témoins témoigneraient en séance publique.   La Défense s’est également montrée très critique à l’égard des témoins de l’Accusation dont le témoignage s’est effectué dans un environnement protégé ; la Défense aurait dit que nombreux étaient les témoins qui avaient pour seule intention de mentir à la Cour.   Des commentaires là-dessus ?

R. J’ai de la compassion pour tous les témoins. Bien entendu, beaucoup de nos témoins étaient des enfants Hema.  C’est terrible, mais la plupart des membres du groupe ethnique des Hemas en Ituri les considère comme des traitres.  Je le déplore, vous le déplorez, nous le déplorons tous, mais telle est la réalité.  Donc il a fallu les protéger, protéger leur identité. Nous avons dû les déplacer.  Ce sont des enfants fabuleux, la plupart avait passé leurs examens, mais nous avons dû les transférer dans une région autre que l’Ituri afin de les protéger.  Pour assurer cette protection, nous avons dû dissimuler leur identité.

Mais Lubanga les connaît, et à vrai dire, je suis impressionnée par le courage de ces enfants.  Ils étaient dans la salle d’audience avec Lubanga et vous savez, M. Lubanga faisait signe au public, il souriait, il faisait beaucoup de gestes et d’expressions : les enfants étaient terrifiés en témoignant devant lui.   Ainsi, ils se sont montrés très courageux, mais nous devons à tout prix cacher leur identité au public.