- Le procès de Lubanga devant la Cour pénale internationale - https://french.lubangatrial.org -

Rappel: Quel était le contenu de l’exposé introductif de l’équipe de défense de Lubanga?

Avant que la présentation des éléments de la défense de Thomas Lubanga ne soit en plein développement, il n’est pas superflu de nous remettre en mémoire l’exposé introductif de la défense, qui a été présenté à la Cour il y a presque un an. Cela pourrait nous donner un aperçu de la direction que l’équipe de Lubanga pourrait prendre pour prouver son innocence, bien que cette équipe n’ait pas fourni de contre-récit particulier concernant la responsabilité présumée de Lubanga pour les crimes spécifiques pour lesquels il est poursuivi. M. Lubanga est accusé de crimes de guerre comprenant la conscription, l’enrôlement et l’utilisation d’enfants soldats en Ituri, une région de l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Il a plaidé non coupable.

L’avocate principale de la défense de Lubanga, Catherine Mabille, a rappelé à la Cour les cinq droits essentiels de son client pour qu’il bénéficie d’un procès équitable : le droit d’être présumé innocent, le droit au silence, le droit de connaître les charges retenues contre lui (y compris par un accès aux éléments à décharge), le droit d’être jugé dans un délai raisonnable et le droit à un procès public.

Elle a souligné les difficultés pour son équipe d’avoir accès aux éléments à décharge en raison des clauses de confidentialité de l’article 54(3)(e) du Statut de Rome en vertu duquel le procureur a reçu des preuves qu’il prévoit d’utiliser dans cette affaire. Elle a ensuite fait grief des nombreuses audiences ex parte en vue de préparer le procès desquelles son équipe a été exclue (Mme Mabille a déclaré que la moitié des audiences de préparation du procès ont été tenues sans la présence de la défense). Elle a demandé, « comment pouvons-nous trouver un juste milieu entre les objectifs de sécurité et les droits de la défense ? ». Comment pouvons-nous accepter le fait que la moitié des audiences se déroulent sans ces droits, sans la défense ? En ce qui concerne les charges retenues contre M. Lubanga, Mme Mabille a protesté contre la possibilité, soulevée par l’accusation, d’ajouter à l’avenir de nouvelles charges contre son client en précisant que « la défense ne peut l’accepter car si les charges relatives aux crimes pour lesquels Thomas Lubanga est poursuivi sont maintenant insuffisantes, nous devrons avoir un nouveau procès. Je pense que cela n’est pas équitable et met la défense dans une position extrêmement délicate ». Elle a également soulevé des objections quant au champ d’application et à la procédure de participation des victimes qui, selon elle, pourrait avoir un impact négatif sur le droit de Lubanga à bénéficier d’un procès équitable. Pour conclure, elle a réitéré sa crainte d’un procès qui soit en réalité tenu secret en raison de la sécurité des personnes amenées à témoigner.

Mme Mabille a ensuite passé la parole à son collègue, M. Jean-Marie Biju-Duval. Ce dernier a remis en cause le choix des charges (pour lesquelles, a-t-il précisé, aucune puissance occidentale ne pourrait être accusée puisque les armées occidentales n’utilisent plus d’enfants soldats âgés de moins de 15 ans) ainsi que les personnes visées (selon lui, M. Lubanga est un bouc émissaire et d’autres personnes ont une plus grande responsabilité dans les crimes commis en Ituri). Il a soutenu que par ces choix, la CPI avait compromis la possibilité de démontrer son indépendance dans la recherche de la justice et de la vérité. Il a souligné l’image de la Cour donnée par ce procès. « Non seulement ceux qui portent la plus grande responsabilité ne se sentent pas concernés et ne sont pas inquiétés mais c’est l’un d’entre eux qui a arrêté et livré cette personne à la Cour pénale internationale. Quelle image de la justice pénale internationale cela donne-t-il ? ». Il a conclu en demandant à la Cour de faire preuve de « suffisamment de rigueur pour garantir l’équité et la transparence du procès ». Ce qui pourrait être fait, a-t-il précisé, en s’assurant que : « La réalité des faits allégués ait fait l’objet d’un examen. Nous devons garantir ou examiner la crédibilité des témoins. Nous devons examiner l’authenticité des documents ».

Remarque : évoquant ce qui pourrait éventuellement se produire au cours du procès, Mme Mabille a fait grief de la possibilité, soulevée par les représentants légaux des victimes dans leurs exposés introductifs de la veille, que ces derniers puissent viser une requalification des charges retenues contre M. Lubanga pour y inclure l’esclavage sexuel. (Vous pouvez consulter la totalité des exposés introductifs des représentants légaux dans un article antérieur : http://www.lubangatrial.org/2010/01/06/and-finally-the-victims-legal-representatives/ [1]).

Mme Mabille a exprimé sa préoccupation aux juges : « Je sais que la Chambre n’en tiendra pas compte puisque le Statut de Rome ne donne pas aux représentants légaux des victimes le droit de demander que de nouvelles charges soient retenues. Toutefois, nous avons du mal à accepter de leur part le fait qu’ils aient formalisé la demande de cette manière ».

Dans une réponse aux exposés introductifs des représentants légaux des victimes, elle a indiqué à la Cour : « Les mots ‘viol’ et ‘esclavage sexuel’ ont été évoqués. Il ne s’agit pourtant pas des charges retenues contre notre client. Les représentants légaux des victimes ne peuvent accuser notre client de crimes pour lesquels il n’est pas poursuivi dans le cadre de cette procédure. C’est la raison pour laquelle nous sommes très préoccupés car, d’une part, il s’agit du tout premier procès et que nous savons que la participation des victimes demeure encore un domaine mal défini et, d’autre part, parce que la défense souhaite être en mesure de répondre à ces nouvelles accusations. »

Nous proposons ci-dessous la totalité de l’exposé introductif de l’équipe de défense. La transcription complète du 27 janvier 2009 peut être consultée ici : http://www.icc-cpi.int/iccdocs/doc/doc623848.pdf [2].

Me MABILLE: Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, je me présente donc, et les observations liminaires de la Défense seront présentées à deux voix et sur deux thèmes  différents. Mes observations seront principalement des observations d’ordre procédural, autour du thème « à la recherche d’un procès équitable ». Mon confrère, Jean-Marie Biju-Duval, prendra la parole dans un second temps pour vous entretenir du procès de Thomas Lubanga face aux objectifs de la Cour pénale internationale.

Je voudrais d’abord dire que la Défense salue la création de cette Cour pénale internationale. Cette Cour pénale internationale reprend les textes les plus protecteurs en matière des droits de l’homme, et en particulier sur les droits de l’accusé.  Cette Cour pénale internationale a aussi prévu, dans ses textes, nous devons le saluer, l’abolition de la peine de mort, ce qui, pour nous, est un progrès immense dans l’humanité. Cette Cour pénale internationale a pour vocation, pour objectif que nous ne puissions plus voir sur nos écrans de télévision ce que nous avons vu un… un 30 décembre 2007, un chef de l’état déchu pendu haut et court devant nous tous, après un procès qui s’apparente, selon tous les observateurs, à une parodie de justice où trois de ses avocats de la Défense, successivement, ont été assassinés dans l’exercice de leurs fonctions. La Cour pénale internationale veut juger les plus hauts responsables des crimes les plus graves commis contre l’humanité.

Mais je dirais que le corollaire immédiat de ce que l’on a l’habitude d’appeler « lutte contre l’impunité », c’est le respect des droits fondamentaux de l’accusé. Qu’entend‐on par droits fondamentaux de l’accusé? Je les évoque rapidement parce qu’ensuite, j’en ferai un développement dans notre dossier. 

Je dirais, le droit à la présomption d’innocence, ce droit n’est pas encore partagé, ni en tous les cas mis en pratique, il n’y a… je n’en veux que pour preuve notre procès, hier soir, la manière dont la presse rend compte du cas de Thomas Lubanga, qui est condamné avant même d’avoir été jugé et qui ne… aux yeux en tous les cas d’une vaste majorité, à partir du moment où il y a eu un mandat d’arrêt confirmé, à partir du moment où la Chambre préliminaire a décidé de renvoyer Thomas Lubanga à procès, la présomption d’innocence n ‘existe plus, et je le dis, la présomption d’innocence n’existe plus, en particulier dans ces crimes les plus graves que votre Cour a à juger. On considère qu’à partir du moment où cette personne, l’accusé, arrive, il n’a plus cette présomption d’innocence.  

Le deuxième des droits fondamentaux, c’est le droit au silence, je n’en dirai rien.

Le droit à connaître parfaitement les charges qui pèsent contre l’accusé et donc, d’avoir une divulgation complète des éléments de preuve à charge et à décharge Et le dernier élément serait le fait que l’accusé doit être jugé sans retard excessif.

Et enfin, le procès doit être public. 

Il nous est régulièrement posé la question, aux avocats de la Défense, du bien‐fondé des droits fondamentaux. Et je voudrais profiter de cette audience pour le rappeler. Les droits fondamentaux ont deux objectifs, le premier c’est de préserver l’accusé contre l’arbitraire. La personne qui est accusée a face à lui, une institution j’allais dire une institution judiciaire, quelquefois même, dans notre cas, une communauté internationale, une institution qui a une force extraordinaire, des moyens extraordinaires, face à cela, la personne accusée est, évidemment, tout à fait, j’allais dire démunie. Ce qui peut la protéger, c’est ses garanties judiciaires, et c’est ces garanties judiciaires qui sont l’essence même des droits fondamentaux. Rééquilibrer cette notion d’institution avec une force effectivement extraordinaire par rapport à un individu seul, c’est ce léger rééquilibrage que vient faire, que vient donner les droits fondamentaux.

Mais je dirais qu’un autre aspect est très important, et cet aspect‐là, il nous intéresse en premier. C’est que 1 les droits fondamentaux permettent… devraient permettre, lorsqu’ils sont exercés correctement par la Défense, qui en a les moyens, de participer à l’oeuvre de justice.

On participe à l’oeuvre de justice parce que la Défense, en exerçant ses droits fondamentaux, elle fait des enquêtes sur la preuve du Procureur, elle scrute cette preuve du Procureur, elle essaie de comprendre ce que dans la preuve du Procureur il y a de proche de la vérité ou au contraire ce qui est fort loin de la vérité. Elle apporte à la Chambre ce débat contradictoire, qui est totalement nécessaire à l’exercice d’une bonne justice. Les droits fondamentaux de la Défense permettent d’accéder, s’ils sont encore une fois exercés dans toute leur plénitude avec tous les moyens possibles à une décision juste et équitable.

Tous les éléments ayant pu contradictoirement être débattus. Voilà ce que je voulais dire en introduction et je voudrais maintenant utiliser les 15 mois que nous avons partagés ensemble pour essayer de comprendre un certain nombre de textes du Statut de Rome, car si un des enjeux de ce premier procès est bien évidemment le fait que c’est et, le premier procès, il y a un autre enjeu qui est bien difficile pour nous tous, c’est l’application de nouveaux textes, avec des nouvelles prérogatives ; le Procureur doit, et c’est tout à fait nouveau par rapport au tribunal… les deux tribunaux internationaux de l’ex‐Yougoslavie et du Rwanda, doit enquêter à charge et à décharge ; les juges ont un nouveau rôle, il semblerait, sans aucun doute, dans ce Statut, et donc, par conséquent, il nous appartient à tous, de participer à l’élaboration de ce qu’on appellera une jurisprudence, c’est‐à‐dire de savoir comment ces textes vont pouvoir être mis en application.

Et je dirais que la Défense, aujourd’hui a cinq interrogations… je dirais interrogations, je dirais inquiétudes, je dirais espoirs. Ces interrogations, ces inquiétudes, ces espoirs, 1 je les nourris, je le dis, de ce que nous avons pu faire dans cette Chambre, depuis pratiquement maintenant 15 mois, et je vais donc ne pas dire des choses qui seront extraordinaires, parce que c’est des choses, que nous avons, j’allais dire, vécues ensemble, mais je vais les regarder, du côté, exclusivement de la Défense. Cinq points que je voudrais évoquer. 

Le premier point est l’article 54(3)(e), bien connu de tous les intervenants ici, et les conséquences, aujourd’hui, pour la Défense. Le deuxième point, qui n’étonnera pas non plus véritablement, sont le problème des ex parte. Le troisième point, sera les charges qui pèsent contre Thomas Lubanga. Le quatrième point sera la participation des victimes et je terminerai sur la notion de procès public. Rien de bien nouveau dans ce que je vais dire, mais je vais essayer de reprendre les difficultés, je l’ai dit, les interrogations, les inquiétudes de la Défense à l’ouverture de ce procès. 

En ce qui concerne le premier point, l’article 54(3)(e), permettez‐moi de faire un petit résumé de la situation. Nous avons eu comme problème principal dans ce dossier, il faut bien le dire, des 20 problèmes liés à la divulgation. Ces problèmes ont commencé par la divulgation des éléments à charge, et se sont poursuivis par les difficultés liées à la difficulté… la divulgation à décharge. Pour que les gens puissent suivre les développements que je vais faire, je souhaite dire que les éléments à charge doivent être divulgués à la Défense pour qu’elle puisse faire ses enquêtes ; les éléments à décharge doivent également être divulgués à la Défense pour qu1 ‘elle puisse prendre connaissance des éléments qui peuvent soit disculper l’accusé soit atténuer sa responsabilité soit aider la Défense dans la manière dont elle peut scruter les éléments donnés par l’Accusation. Nous avons eu, après, je dois dire, beaucoup de vicissitudes, les éléments à charge. La Chambre a essayé d’imposer un certain nombre de règles qui nous a permis d’avoir ces éléments pour pouvoir effectivement faire notre travail. Le souci majeur est venu au moment des éléments à décharge. Ces éléments à décharge, le Procureur nous indiquait qu’il les avait mais que, malheureusement, il ne pouvait pas nous les divulguer. Il ne pouvait pas nous les divulguer car il avait signé des accords de confidentialité avec des sources. Là, je voudrais dire que, quand même, dès le départ, ce procès a été mal engagé par le Bureau du Procureur ou en tous les cas, la manière dont le Procureur a pris en charge son travail nous paraît articulièrement difficile.  Le Procureur est venu nous indiquer en Chambre qu’il avait obtenu 55 pour cent de sa preuve avec des accords de confidentialité. Or, nous savons que le Procureur aurait dû obtenir des éléments sous des accords de confidentialité que s’il savait que ces éléments ne seraient pas utilisés ou lui permettraient ou exceptionnellement utilisés et lui permettraient d’obtenir des 19 éléments nouveaux. Non, le Procureur a été, en fait, en Ituri, au Congo, faire ses enquêtes, il a à ce moment là obtenu un certain nombre de documents des différentes sources et il n’a pas pris la peine à ce moment là, de faire un tri sur ce qui était nécessaire ou pas nécessaire, il a signé, j’allais dire, excusez-moi cette expression, tous azimuts des accords de confidentialité et au moment où il a dû devoir communiquer ses éléments, ce jour là, les sources ont dit « nous ne souhaitons pas lever les accords de confidentialité ».

On pourrait gloser sur les raisons pour lesquelles les sources n’ont pas accepté de lever les accords de confidentialité — en particulier l’ONU —, mais là n’est pas mon propos. Mon propos est de dire, nous nous sommes retrouvés dans une situation où la Défense ne pouvait pas avoir accès à ces documents. Le Défense et aussi nos juges, bien sûr, et je dirai fondamentalement nos juges dans un premier temps. Ce qui a amené une décision — décision du 13 juin — que la Défense souligne, était une décision courageuse ; courageuse parce qu’elle mettait au coeur d’un procès, du premier procès la notion de procès équitable, les juges considérant que n’ayant pas accès à ces documents, ils ne pouvaient pas savoir si ces documents pouvaient… si l’absence de communication de ces documents pouvait nuire à la Défense et qu’ils ne pouvaient donc pas être le gardien de cette notion de procès équitable et que n’étant… ne pouvant pas être ces gardiens, ils n’avaient qu’une seule conséquence à tirer, c’est qu’ils ne pouvaient pas poursuivre ce procès.

Je dirais qu’ils ont tiré toutes les conséquences, ce qui n’était, non plus, très simple à l’époque, puisqu’ils on décidé, à ce stade là la remise en liberté de Thomas Lubanga. Voilà comment je décrirais le problème initial. Et je dirais maintenant, cependant…Cependant, le 18 novembre, la Chambre après une audience où la Défense n’a pas pu faire valoir d’arguments puisque la Chambre a décidé de lever cette suspension, je dis la Défense ne pouvait pas faire valoir d’arguments puisque les seuls arguments que la Défense aurait pu faire valoir à ce stade, c’est de savoir si les documents allaient être communiqués à la Défense et sous quelle forme ils allaient être communiqués à la Défense. Nous avons eu cette décision orale et nous n’avons pas eu les motifs de cette décision, si ce n’est vendredi soir. Et la Défense, aujourd’hui, entend indiquer ses préoccupations, ses inquiétudes, car les documents qui nous ont été communiqués, et je dis la décision qui nous a été remise vendredi soir doit comporter des annexes; c’est une décision partielle. Ces annexes nous permettraient de comprendre. La décision telle qu’elle a été rendue nous permet de comprendre les principes directeurs qu’ont utilisés les juges pour arriver à la conclusion, mais nous n’avons pas encore les éléments qui nous permettraient de savoir, sur ces documents, quelle a été l’approche systématique, au cas par cas, pour chaque document, pour savoir pourquoi ces documents ne nous ont pas été communiqués dans leur intégralité. Je tiens à dire, à ce stade là, qu’il ne s’agit pas d’un épiphénomène. La précision des chiffres que je donne pourrait être discutée à quelques centaines de pages près, mais nous sommes aujourd’hui dans un dossier qui comporte 32.000 pages. La divulgation dont je parle, des eléments à décharge à partir du 18 novembre, comporte approximativement 5 000 pages. Nous sommes dans quelque chose qui est, quantitativement, très important.  Or, les… aujourd’hui, on nous propose, pour cette divulgation qui ne peut pas se faire de manière totale, et du fait d’une faute originelle du Procureur ; non pas de la procédure elle même, mais d’une faute qu’on essaie de corriger. Sauf que cette correction se fait, nous semble t‐il à la Défense aujourd’hui, à notre détriment.

On nous propose de nous divulguer ces documents, je dirais de quatre manières différentes. Il est clair que les sources ont refusé que tous ces documents nous soient versés totalement, sans caviardage, dans leur intégralité. Il y a dû, donc… il y a dû y avoir des mesures alternatives qui ont été prises à cette véritable divulgation. Mais je le redis, nous aurions dû bénéficier de cette divulgation totale et nous sommes sur des mesures subsidiaires alternatives qui font peser sur.

La Défense qui, elle, n’a pas commis de faute originelle, un préjudice que la Chambre a considéré comme un préjudice pas suffisant pour que le procès ne puisse pas se tenir, mais qui pour nous est sans aucun doute un préjudice. Quatre modes de divulgation. Des résumés. Quelle est la valeur probante d’un résumé? Comment je vais utiliser — comment nous allons utiliser, nous la Défense — ce résumé?

Vous le savez très bien; si je viens demain avec un résumé devant la Chambre en disant : « Le résumé, dont je ne connais ni l’auteur, ni la provenance ni l’intégralité du document », quelle force probante aura ce résumé ? On nous dit : « preuve alternative. Oui, on ne vous donne pas ce document, mais si vous allez chercher dans un autre document, vous vous rendrez compte que cet élément là, vous pouvez le traiter, vous pouvez l’avoir dans cette preuve alternative ». Là aussi, pour nous ce n’est pas une satisfaction totale car un des objectifs de la Défense, c’est ce que j’appellerai la preuve corroborative. Si je viens demain matin avec un élément devant la Chambre, si cet élément est corroboré par un autre élément, il renforce mon premier élément. Quand on me donne une preuve corroborative, on me prive de cet élément qui me permettrait de corrobore.  Éléments caviardés. Alors ça, je dois le dire, je pense que les avocats de la Défense devraient, aujourd’hui, s’adonner au puzzle. Comme cela, je pense qu’ils auraient peut‐être acquis une compétence complémentaire. C’est extrêmement difficile pour nous de travailler sur des documents qui sont caviardés un peu, beaucoup ; qui les rendent sans doute, et quelquefois pour nous, véritablement difficiles à utiliser. Et c’est pourtant un des éléments extrêmement importants qui nous a été aussi communiqué. Résumés, preuve alternative, caviardage ; dernier point, les admissions du Procureur.

Je sais que je ne partage pas l’avis de 1 la Chambre sur ce point, mais j’ai regardé attentivement ces admissions. Je ne suis pas sûre, honnêtement, qu’on puisse utiliser ces admissions et, qu’en tous les cas, elles puissent nous être d’une utilité certaine. Une partie des admissions commence par, et je le cite en anglais : « It has been said ». Alors l’admission, c’est quoi ? C’est : « il a été dit que » ou est-ce que c’est le contenu de ce qui a été dit ? Ces admissions, encore une fois, elles ne remplissent pas pour nous ce que nous aurions souhaité, c’est‐à‐dire la divulgation complète de ces éléments. Je dis donc préjudice pour la Défense de l’application de ce 54‐3‐e ; aujourd’hui, c’est nous qui partons avec un préjudice, alors que c’est un abus grave et généralisé de méthodes d’enquête du Procureur qui nous cause ce préjudice. Je vois un deuxième préjudice, c’est l’article 82 — la règle 82, excusez-moi. Cette règle fait que lorsque les éléments sont obtenus sous source… sous accord de confidentialité, le travail de la Défense ne peut se faire de manière complète. Nous ne pouvons interroger, contre interroger, que si la personne accepte. Et donc, c’est véritablement, je dirai, une restriction sérieuse à notre travail. Et troisièmement, ça nous place, nous la Défense, dans une situation particulière; c’est que la Chambre a eu accès à un nombre d’informations auxquelles la Défense n’aura jamais, jamais, accès. C’est les trois conséquences que je tire de mon premier point, c’est‐à‐dire les… Je dirais : comment est-ce que le procès équitable peut s’ouvrir dans les conditions que je viens d’évoquer devant vous? Le deuxième point, qui a fait l’objet déjà de nombreuses explications de la part de la Défense, c’est les ex parte. Je voudrais tout de suite dire à notre Chambre que la Défense est… sait, bien sûr, que les ex parte sont prévues au Statut de Rome, sait également que la Chambre doit 1 avoir d’excellentes raisons pour décider des ex parte, 2 plutôt que des audiences publiques. Mais aujourd’hui, lorsque nous regardons ce dossier, nous sommes dans la situation suivante. Encore une fois, excusez-moi s’il y a un petit manque de précision dans ce que je dis, mais c’est, je dirais, grosso modo, les chiffres. Nous avons eu 54 audiences; tenant compte des audiences où les décisions orales ont été rendues, nous sommes à 24 audiences ex parte. Ce qui signifie que la moitié des audiences se sont faites hors la 9 présence de la Défense. Un procès s’est fait à l’intérieur du procès, dans lequel la Défense n’a jamais pu faire valoir son point de vue. Encore une fois, nous comprenons qu’il y a des raisons pour lesquelles les juges ont sans doute décidé ces ex parte, mais pour nous il est délicat, difficile, de se dire que nous avons manqué la moitié de ces audiences ; que la Défense a été absente pendant la moitié de ces audiences. Et comme la Défense ne peut pas non plus penser que pendant ces audiences il n’y a pas eu des informations qui ont été communiquées par le Bureau du Procureur, dans ce dialogue singulier entre les juges et le Bureau du Procureur, nous ne saurons non plus jamais ce qui a pu se dire pendant ces audiences. Je le dis parce qu’il me semble que les ex parte ne peuvent être qu’exceptionnelles et que nous arrivons aujourd’hui à ce que je ne peux pas qualifier autrement qu’une dérive. Alors peut‐être faudrait-il réfléchir à savoir comment est-ce qu’on peut — puisque je sais bien que c’est le problème qui est au coeur de ce procès — assurer la sécurité versus les droits de la Défense ? Mais en tous les cas, la Défense ne peut pas être satisfaite de se dire que la moitié des audiences se sont passées hors sa présence. J’en viens à mon troisième point : les charges contre Thomas Lubanga. 

Sur cet aspect, je voudrais faire deux 1 observations. La première, c’est que, comme l’a dit mon confrère Jean‐Marie Biju-Duval, nous avons écouté avec beaucoup d’attention le Bureau du Procureur hier. Et nous l’avons écouté avec beaucoup d’attention sur un point particulier qui était cette notion de conflit international, conflit national. Je dirais qu’au départ, le Bureau du Procureur, en tous les cas dans nos premières audiences, nous a indiqué que bien que la Chambre préliminaire ait renvoyé Thomas Lubanga pour une période donnée sur un crime particulier — ce crime étant l’enrôlement, la conscription d’enfants soldats participant aux hostilités dans un conflit national et pour une autre partie temporelle dans un conflit international — le Procureur maintenait l’idée que ce conflit ne pouvait pas recevoir la qualification de conflit international. Il l’a maintenu pendant un certain nombre d’audiences et nous en avons conclu, et nous en avons discuté devant la Chambre, que ça posait encore une fois une difficulté à la Défense. Commencer un procès où les charges ne sont pas — en tous les cas elles sont déterminées par la Chambre préliminaire mais contestées par le Procureur, mais la Défense dans une situation où elle doit faire face à des charges où elle ne sait pas où le Procureur va véritablement se situer. Nous avons senti, hier, que le Procureur a pris une position, semble t il, un peu différente, puisqu’il dit : « Je couvrirai la notion de conflit national et de conflit international et je laisserai aux juges le pouvoir, leur pouvoir, qui est de qualifier — je pense qu’il faisait référence à la norme 55, et je ne recommencerai pas le débat sur cette norme qui, pour nous la Défense, pose cependant des difficultés également. C’était le premier aspect sur les charges. Le deuxième aspect, c’est un aspect que nous avons également développé, mais qui reste pour nous tout à fait d’actualité ; c’est les menaces qui pèsent contre Thomas Lubanga, menaces émanant du Bureau 1 de Procureur qui indique : « Aujourd’hui, Thomas Lubanga est poursuivi pour des crimes d’enrôlement, conscription d’enfants soldats. Demain, peut‐être, je le poursuivrai pour d’autres charges ». Pour la Défense, cela reste un véritable souci. Et quand je dis « souci », c’est un euphémisme. Il nous paraît absolument déloyal que le Procureur qui enquête depuis cinq ans dans une situation, qui connaît parfaitement cette situation, qui nous donne hier un document où nous voyons apparaître tous les sites de massacres, qui connaît la situation historico‐politique, qui connaît la période où Thomas Lubanga a eu des responsabilités — cette période étant d’ailleurs relativement très délimitée dans le temps — et il nous dit, pendant cette période très délimitée : « Aujourd’hui, je le poursuis pour ce crime, mais peut‐être, je ferai des enquêtes complémentaires et je le poursuivrai pour un autre crime. » Le procédé nous paraît totalement déloyal. Nous avons regardé la jurisprudence des tribunaux internationaux sur ce point et le seul cas que j’ai vu sur de nouvelles poursuites dans un… une situation qui pourrait s’apparenter à la situation de Thomas Lubanga, était le dossier Milosevic. Mais dans le dossier Milosevic, le problème était tout à fait différent. Il y avait trois pays différents : le Kosovo, la Croatie, la Serbie — la Bosnie, pardon, excusez-moi — et il s’agissait de pays différents, de périodes différentes et le Procureur disait : « Mais j’ai pu commencer mes enquêtes sur ce pays et sur cette période, mais je n’ai pas pu terminer. » Là, vous êtes dans une période de temps limitée et vous connaissez l’intégralité de ce qui s’est passé et vous menacez de nouvelles poursuites. La Défense ne peut pas entendre cette menace que d’une autre manière : si la condamnation de Thomas Lubanga sur les crimes sur lesquels il est poursuivi n’est pas suffisante, eh bien, nous ferons un deuxième procès. Tout ceci me paraît totalement déloyal, je le dis, et place la Défense dans une situation difficile. J’en viens à mon quatrième point qui est la participation des victimes. Et je dois dire que puisque je l’ai dit à la Chambre, notre souci principal est cette notion bien fragile de procès équitable. Je crois que c’est sur point là que la Défense et le plus soucieuse. Les explications que je vais donner pour que les choses… pour que mon propos ne soit pas mal interprété est uniquement procédural. Je ne répondrai pas, au stade où nous en sommes, au fond de l’argumentation qu’a pu développer les représentants légaux. Je ne travaille que sur les aspects procéduraux. L’article 68(3) prévoit, sans aucun doute, la participation des victimes. Elles doivent faire part de leurs vues et préoccupations. Cet article prévoit immédiatement qu’elles ne peuvent le faire que si ça ne porte pas préjudice aux intérêts de la Défense et à la notion de procès équitable. Le Statut de Rome est un Statut sur la participation des victimes qui est, sans doute, un compromis entre deux systèmes juridiques ; un système juridique common law où les victimes n’apparaissent pas au procès en tant que telles j’allais dire, puisque le Procureur les représente, et le système de civil law où les victimes sont des parties au procès.  Le Statut de Rome prévoit qu’un système hybride, intermédiaire, où la participation des victimes n’est pas être partie au procès. Les parties au procès restent le Procureur, la Défense. C’est au Procureur de rapporter la preuve, le fardeau de la preuve lui incombe ; c’est à la Défense de faire son travail également, mais les victimes ne sont pas des parties au procès. Pourquoi la Défense aujourd’hui est, je dirais, gravement préoccupée ? Elle est gravement préoccupée parce que si nous passons de participants à parties, cette tentation va entraîner des conséquences extrêmement importantes pour la Défense. Et nous avons déjà 1 des éléments concrets pour, je dirais, nourrir nous inquiétudes.

Et je vais prendre quatre éléments pour tenter d’expliquer à la Chambre ce que j’appellerai un basculement de la notion de participant à la notion de partie. Quatre exemples. Le premier : on nous a communiqué des demandes de participation des victimes en nous demandant, à la Défense, de faire des observations. Nous avons regardé ces demandes de participation qui étaient totalement caviardées, ou suffisamment caviardées pour que de toute manière nous ne puissions faire aucun travail d’enquête de quelque nature que ce soit et les observations que nous avons pu faire étaient des observations, je dirais presque de pure forme ; c’est à dire que nous sommes face à des demandes sur lesquelles nous ne pouvons pas exercer ce que j’appellerai notre travail, notre… la raison pour laquelle la Défense existe. La Chambre a décidé d’admettre 92 victimes dont 91 aujourd’hui sont totalement anonymes qui sont venues, dire, hier, devant votre Chambre, un certain nombre de choses contre notre client. On ne peut pas le penser autrement. Et face à ça, en tous les cas, à ce stade là, la Défense ne peut strictement rien faire.  Quand vous ajoutez à ça que nous avons vu apparaître des observations des victimes nous… demandant à la Chambre qu’une quarantaine d’entre elles viennent témoigner en personne devant votre Chambre ; nous avons bien entendu les remarques qui ont immédiatement été faites par votre Chambre mais notre inquiétude subsiste. Ces personnes dont nous ne connaissons strictement rien et qui vont venir, en fait, témoigner à charge contre notre client, qui sont anonymes, sur lequel nous n’avons aucun élément, nous assistons à un deuxième ou un troisième procès dans le procès. Nous aurons à faire face à l’Accusation et lorsque nous aurons fini avec l’Accusation nous devrons continuer avec des victimes sur lequel tous nos moyens procéduraux, toutes nos garanties judiciaires n’existent pas puisque le Statut de Rome n’a pas prévu que ces victimes soient des parties au procès. Et je citerais le deuxième exemple qui entretient notre angoisse, nous avons vu vendredi se lever un représentant légal qui benoîtement, nous a expliqué qu’après la preuve du Procureur viendrait la preuve des victimes.

Preuve des victimes ? Preuve sur lequel nous n’aurons aucun élément ; preuve sur lequel la Chambre nous a dit que nous aurions trois mois avant le début du procès pour pouvoir enquêter sur les éléments que nous a fournis le Procureur. Là, nous n’avons aucune visibilité, je n’ose pas le rappeler à la Chambre, nous sommes à 6.000 kilomètres des lieux où se sont passés ces événements, nos capacités d’enquête sont extrêmement limitées. Comment allons nous pouvoir faire face à ce deuxième accusateur qui en a toutes les caractéristiques sans en avoir tous les devoirs.

Le dernier élément qui, évidemment, a alerté aussi notre vigilance, c’est les observations liminaires écrites des victimes, qui ont indiqué qu’elles entendaient, à un moment donné… je vais lire le texte, je l’aurais lu dans son intégralité pour ne pas déformer les propos des victimes mais je vais donner le sens général. Elles souhaitent demander à votre Chambre de nouvelles charges… que de nouvelles charges soient émises contre Thomas Lubanga. La Défense n’est pas soucieuse que de nouvelles charges soient émises… soient demandées par les victimes, nous savons très bien que le Statut de Rome ne leur donne strictement pas ce pouvoir. Mais que l’idée même ait pu germer, je dirais, et qu’elles aient pu le formaliser de la manière dont elles l’ont formalisée nous pose véritablement des difficultés. J’ajoute qu’hier, et c’est la seule observation que je ferai sur ce qu’ont dit les victimes, hier, c’est que je n’ai pas entendu 1 parler uniquement d’un crime qui s’appelle l’enrôlement et la conscription d’enfants soldats participants aux hostilités, j’ai entendu parler de viols, j’ai entendu parler d’esclavage sexuel, charges pour 4 lesquelles notre client n’est pas poursuivi. Les vues et préoccupations des victimes ne peuvent pas aller jusqu’à accuser notre client de crimes pour lequel il n’est pas poursuivi. Voilà pourquoi nous sommes véritablement inquiets. Inquiets parce que nous savons que c’est le premier dossier, que cette participation a des contours encore relativement flous sur certains aspects et que la Défense a le souci de ne pas être, j’allais dire, démunie face à des accusateurs anonymes pour lequel nous ne pourrons qu’être — j’emploierai cette expression, pour un avocat, on voit ce que ça veut dire — taisant.

Je voudrais terminer sur les victimes en me référant à un auteur ou plutôt un acteur du monde judiciaire français, je le cite non pas parce qu’il est français, mais parce qu’il a participé de manière extrêmement active à la création de la Cour pénale internationale ; il a travaillé pour que cette Cour puisse fonctionner et qu’il est extrêmement sensible à des notions telles que celles que j’ai pu développer et je dois le dire aussi cet article ou ce passage de cet article du Monde n’a pas été écrit par Robert Badinter pour la justice pénale internationale, il a été écrit, en France, alors que nous avions des discussions importantes sur le rôle des victimes dans le procès pénal. Mais j’ai extrait quatre phrases qui me paraissent être d’actualité — que je cite : « Au nom de la souffrance des victimes qui appellent toute la solidarité de toute la société, nous ne devons pas altérer les principes du procès équitable, inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme, la justice ne peut se confondre avec la vengeance ni avec la compassion pour les victimes, ce qui rend son exercice si difficile. » Je pense que cette citation reflète mieux que ce que j’aurais pu dire, les aspirations, en tous les cas, de l’équipe de Défense aujourd’hui sur ce point.

Je voudrais terminer ces observations liminaires en parlant de la publicité. La publicité des débats est un élément essentiel du procès équitable. La Cour européenne des droits de l’homme — et je ferai ma deuxième citation — vient de rendre un arrêt qui n’a fait que confirmer ce qu’elle a écrit réécrit et reréécrit mais cet arrêt a une caractéristique, c’est qu’il a été rendu il y a 15 jours dans une affaire Schlumpf contre Suisse le 8 janvier 2009. Court extrait : « La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 de la Convention. Elle protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public et constitue ainsi l’un des moyens qui contribuent à la préservation de la confiance dans les tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice elle aide à atteindre le but de l’article 6(1) à savoir le procès équitable dont la garantie parmi les principes fondamentaux de toute société démocratique. » Là aussi je sais que la Chambre est soucieuse de ce principe, mais je suis obligée aujourd’hui de faire un constat. Ce constat est le suivant : je pourrais reprendre l’articulation que j’ai déjà développée sur les ex parte, nous avons effectivement eu partie du procès qui a été secret — secret pour la Défense, secret pour le public. Et aujourd’hui la Défense se pose réellement la question, nous allons entendre la preuve du Procureur. Cette preuve du Procureur c’est 32 témoins, et à peu près 23, 24 de ces témoins vont avoir une protection qui fera qu’une partie sérieuse des interrogatoires ne pourra se faire qu’à huis clos, ce qui veut dire que le public n’aura pas accès à l’information. L’autre partie, sur lequel nous allons 1 tous travailler pour qu’elle soit le plus public possible sera peut être résiduelle.

J’entends les arguments qui nous sont donnés, je les entends très bien. Nous sommes toujours autour de ce noeud qui s’appelle la sécurité. Mais à un moment donné, je pense que c’est mon confrère Jean Marie Biju-Duval qui parlait de masse critique, à un moment donné la question que je me pose, l’objectif que nous recherchons tous dans ce procès — et l’accusé en premier — c’est de pouvoir, publiquement, dire sa vérité, un certain nombre d’éléments qui l’ont conduit aujourd’hui à être ici, et le peuple iturien attend de nous ce débat contradictoire public puisque cette justice est rendue par la communauté internationale, mais je dirais à son profit.

Si nous mettons au coeur de tous les dossiers parce que là je ne parle pas du dossier uniquement de Thomas Lubanga, ce problème de sécurité, ça entraînera comme conséquence directe que tout dossier de la justice pénale internationale deviendra opaque, secret.

Ça pose un véritable problème sur les objectifs que nous poursuivons. Pour notre part, on a vraiment un autre souci c’est que ces témoins qui viennent et on nous dit ils ne peuvent pas témoigner de manière publique parce qu’il y a eu des menaces contre eux. Je dois dire qu’aujourd’hui la Défense, puisqu’elle a été de toute manière exclue de tous ces débats sur la sécurité, n’appréhende pas très bien ces difficultés. Elle ne fait qu’entendre « il y a des problèmes de sécurité ». J’ai entendu hier un représentant légal des victimes, nous expliquer — alors que de notre point de vue, les victimes aujourd’hui sont anonymes — qu’elles subissaient 24 quand même des pressions ; que ça avait été difficile pour elles. Concrètement, je dois, mais vraiment avec modestie, parce que je ne sous estime pas, je dis, la Défense aujourd’1 hui ne connaît pas les vicissitudes sur des victimes qui pourraient être anonymes qui resteraient… qui sont secrètes à l’heure actuelle et qui subiraient, de toute manière et selon les dires des représentants légaux qu’on ne va pas remettre en cause des problèmes de sécurité. Je reste persuadée que ce problème est quand même au coeur des objectifs de la justice que nous souhaitons voir rendue. Si tout ce procès devient, je le redis, opaque, secret, pour le peuple iturien ; c’est déjà très difficile pour nous et moi j’en ressens, je dois le dire, un certain malaise d’être à 6.000 kilomètres de l’endroit où tous ces actes terribles ont été commis, dans une salle sécurisée, dans un pays froid et humide, mais si loin de cette réalité de terrain. Je sais bien que nous avons eu des contraintes sur ce point, que la Chambre elle même aurait souhaité que nous soyons, au moins partiellement, proches de ce… je dirais, de ces victimes, de cet endroit où a pu se passer ces actes terribles qui ont été commis. Mais si en plus de ne pas être proches, nous rendons le procès secret, opaque, alors là nous perdons et l’ « équitabilité » du procès et les objectifs que nous nous sommes fixés. Voilà.

Je souhaiterais conclure en vous disant : la Défense a confiance. La Défense a confiance.

Il y a un écrivain français — je m’excuse encore, un écrivain français — de la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, qui disait : « L’espérance est un risque à courir, le pire n’est jamais sûr. » Il s’agissait de M. Bernanos. La Défense a l’espérance d’un procès équitable. Elle a confiance dans ses juges pour que ses interrogations, ses inquiétudes soient au fur et à mesure que le procès se fera, ses inquiétudes puissent disparaître. Nous avons confiance. Mais nous serons vigilants. Je vous remercie d’avoir été attentifs et je 1 passe, si la Chambre le souhaite, la parole à mon confrère, Jean Marie Biju-Duval, pour la suite de nos explications. Je vous remercie.

M. LE JUGE PRÉSIDENT FULFORD (interprétation de l’anglais) : Je vous remercie infiniment, Maître Mabille. Votre présentation était parfaitement claire et très utile. Oui, Maître Biju-Duval, je voudrais vous demander d’observer la montre, car nous souhaiterions pouvoir permettre aux interprètes et aux sténotypistes d’observer une pause autour de 11 h.

Me BIJUDUVAL : Oui, Monsieur le Président, je peux m’y engager. Mes explications ne devraient pas excéder une demi‐heure, à quelques minutes près. Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, Catherine Mabille vient de nous rappeler les dangers qui menacent le procès équitable : fragilité de la présomption d’innocence, irrémédiable déséquilibre entre les forces de l’Accusation et les faibles moyens de la Défense et, surtout, le poids du secret qui, sous de multiples formes et sous des justifications parfois incertaines, vient faire obstacle à la manifestation publique de la vérité ; audiences ex parte, appréhension de ces audiences à huis clos, sélection des charges, sélection des preuves soigneusement expurgées, soigneusement triées, surveillées par l’Organisation des Nations Unies. Comme si l’on redoutait de regarder en face la pleine et entière matérialité des faits. Comme si l’on redoutait d’aborder des sujets trop embarrassants pour être jugés au grand jour. Comme si l’on redoutait de mettre en cause des responsabilités qu’il faudrait taire. Comme si le procès lui‐même était plus redoutable que les crimes qu’on y juge.  Eh bien, non. Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, Madame le Procureur, M. Thomas Lubanga et sa Défense ne se satisfont pas de cette manière de chercher la vérité pleine 1 et entière, de cette manière de rechercher les responsabilités, c’est à dire de cette manière de rechercher la justice. Rien que la vérité, oui. Mais toute la vérité, au grand jour et devant tous. Parce que comme le rappelle la formule célèbre : « la justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit apparaître, manifestement et incontestablement, comme ayant été rendue. » Et c’est aussi… C’est aussi pour cela que Thomas Lubanga a choisi de plaider non coupable, parce qu’il n’est pas question pour lui de négocier la vérité, quelle qu’elle soit.

Parce qu’après avoir été tenu au secret dans les geôles congolaises, après avoir attendu un procès sans cesse différé, après avoir lutté avec sa Défense pour faire reculer les limites de secret, eh bien, aujourd’hui, oui, il attend, il demande un procès où rien ne sera laissé dans l’ombre. Alors oui, examinons ensemble la question des enfants soldats en Ituri. Examinons ensemble la question de la responsabilité du leader politique Thomas Lubanga. Que chacun expose ses arguments, que chacun expose ses preuves et que les juges se prononcent sur la pleine et entière matérialité des faits. La justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit apparaître, manifestement et incontestablement, comme ayant été rendue. Parce qu’au‐delà du procès équitable que la justice doit à l’accusé, la Cour pénale internationale doit démontrer publiquement que ce procès remplit les missions essentielles qui ont été assignées à la justice pénale internationale. Quelles sont ces missions essentielles? Poursuivre les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale, juger les plus hauts responsables. Et la Cour pénale internationale, aujourd’hui, doit démontrer qu’à l’occasion de ce premier procès, ces 1 deux missions auront été remplies. Cette démonstration est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit du premier procès. Et cette démonstration, Madame le Procureur, a bien mal commencé. Alors, examinons ensemble les choix qui ont été faits, les méthodes qui ont été employées pour remplir ce rôle de lutte dans la lutte contre l’impunité.

Examinons ensemble, Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, pourquoi ce procès, hélas, ne répond pas et ne pourra pas répondre aux espérances qu’a fait naître la Cour pénale internationale.

D’abord, la première des missions, poursuivre les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. Passons sur le fait que les regards du Bureau du Procureur semblent exclusivement tournés vers l’Afrique. Il est vrai que les crimes les plus graves n’y manquent pas, hélas, et singulièrement dans l’est du Congo, y compris et en particulier durant la période où peut s’exercer la compétence de la Cour pénale internationale, c’est‐à‐dire à partir du 1er juillet 2002.  On peut même probablement dire, sans grand risque d’erreur, que tous les crimes prévus au Statut de la Cour pénale internationale y ont été commis. Alors parmi tous ces crimes, après mûre réflexion, le Bureau du Procureur, pour inaugurer ses fonctions, en a retenu un : l’enrôlement et la conscription d’enfants soldats. Personne ne peut dire qu’il ne s’agit pas d’un crime grave, et certainement pas la Défense. Mesdames et Messieurs les représentants des victimes, oui, on a toujours raison de prendre la défense des enfants. Les enfants sont toujours et partout les premières victimes des guerres et des massacres, et les victimes les plus vulnérables, les victimes les plus innocentes. Dans toutes les guerres, ils symbolisent au plus au point l’innocence martyrisée. Dans les guerres les plus modernes, comme dans les guerres les plus archaïques, les guerres du temps jadis, comme celles du XXIe siècle. Il n’y a 1 pas de guerre sans crimes de guerre et, partout, les enfants meurent au milieu des combats. Et parfois, comme en ce mois de janvier 2009, les enfants meurent sous les bombes les plus sophistiquées des démocraties les plus modernes. Mais il ne s’agit pas de cela ; il s’agit du crime d’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans, c’est‐à‐dire du seul crime que, sans aucun doute, on ne pourra jamais reprocher aux armées modernes des puissances occidentales. Voilà un crime qu’elles ne commettent pas ou plutôt qu’elles ne commettent plus. Les autres crimes, oui ; celui‐là, non. Les armées modernes des puissances occidentales peuvent sereinement approuver votre choix, Madame le Procureur, ce crime là ne les concerne pas. Pour ce procès inaugural, ce choix répond t‐il à la vocation universelle de la Cour pénale internationale? Hélas, non. Ce choix vient renforcer l’image d’une justice borgne qui, avec une prudente lâcheté, ne regarde que les crimes des peuples en déroute et oublie ceux des nations qui imposent leur domination. Tel est le crime retenu contre Thomas Lubanga, le seul crime. Après cinq années d’enquête sur les massacres contre les populations civiles de l’Ituri, voilà la seule responsabilité qu’on lui impute. Alors, je sais bien — et Me Catherine Mabille l’a souligné il y a un instant — je sais bien que l’on nous dit : « Des enquêtes sont en cours sur d’autres crimes et le Bureau du Procureur se réserve la possibilité, le moment venu, de lancer contre lui de nouvelles accusations. » Passons sur la déloyauté du procédé au regard des règles du procès équitable. Mais surtout, la réalité est plus simple ; si après cinq ans d’enquête, on ne dispose d’aucune preuve suffisante permettant d’imputer à Thomas Lubanga la responsabilité d’autres crimes, c’est tout simplement que ce leader politique ne peut pas sérieusement être suspecté d’y avoir contribué.

Mais alors, puisque tel est 1 le cas, pourquoi, pour ce premier procès, avoir ciblé Thomas Lubanga? Ce ne sont pas les suspects pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre qui manquent entre Kinshasa et Kampala. Madame le Procureur, vous les connaissez mieux que quiconque. Depuis 2003, toutes les grandes organisations de défense des droits de l’homme vous exhortent à les poursuivre, de Bunia à Kinshasa, en passant par Beni et Kampala. Tout le monde les connaît. Ceux qui ont semé le chaos, instrumentalisé les haines, livré les armes, encadré les milices, organisé les massacres et tiré profit de tout cela. Alors pour faire taire les rumeurs hostiles à la Cour pénale internationale, la Cour pénale internationale devait, dès le premier procès, faire la démonstration de son indépendance. Le Procureur devait clairement relever le défi d’une justice qui ose affronter l’impunité des puissants sans jamais devenir ni leur dupe ni leur instrument, qu’il s’agisse de puissances nationales ou qu’il s’agisse d’organisations internationales. Alors qu’en est-il ?

D’abord, Madame le Procureur, ce n’est pas le Bureau du Procureur qui prend l’initiative de poursuivre les crimes de l’Ituri. C’est le Président Joseph Kabila lui‐même qui saisit la Cour de la situation congolaise en prétextant ne pas pouvoir y faire face. C’est encore lui qui organise l’arrestation de Thomas Lubanga ; c’est toujours lui qui vous livre, Madame le Procureur, Thomas Lubanga alors qu’il est emprisonné depuis deux ans à Kinshasa, après avoir été désigné comme rebelle par les responsables de la MONUC, c’est‐à‐dire par l’organisation des Nations Unies. L’Organisation des Nations Unies, Me Catherine Mabille y a fait référence il y a un instant. Dès le début des enquêtes, des accords de confidentialité sont signés, qui placent le Bureau du Procureur sous la dépendance 1 directe de l’Organisation des Nations Unies et qui aboutissent à une situation telle que la Chambre a été contrainte de constater en juin dernier, l’impossibilité du procès équitable.

Alors, dans ce contexte là, une question se pose. Pour ce premier procès, le Procureur a‐t‐il effectivement rempli la mission qui est la sienne, et qui constitue sa raison d’être, lutter contre l’impunité des plus hauts responsables des massacres de l’Ituri ; les plus hauts responsables des massacres de l’Ituri ; les plus hauts responsables, ceux que les justices nationales refusent de poursuivre ou ne peuvent pas poursuivre en raison des protections ou des immunités dont ils bénéficient, en raison même de leurs fonctions ; ceux qui au sommet du pouvoir ont les moyens de négocier leur impunité dans le jeu cynique de la diplomatie internationale. Alors, on répondra peut‐être qu’en demandant l’arrestation du chef d’État soudanais, M. Le Procureur a fait déjà la démonstration de son audace. Il faut rappeler quand même que la Cour pénale internationale a été saisie de la situation du Darfour à l’initiative du Conseil de sécurité des Nations Unies après que la plus grande puissance mondiale, les États‐Unis d’Amérique, se soient indignés d’un génocide en cours. Bel exemple d’audacieuse indépendance à l’égard des puissants. Mais revenons à la République démocratique du Congo et à l’Ituri. Pour les massacres de l’Ituri, ce ne sont pas les chefs d’États suspects qui manquent, à commencer par celui avec lequel vous avez accepté de collaborer, Madame le Procureur, le Président Joseph Kabila. L’implication des troupes armées, formées ou soutenues par le gouvernement de Kinshasa ne fait aucun doute. Tous les observateurs attentifs conviennent que l’ex-chef rebelle Mbusa Nyamwisi, agissant pour le compte du gouvernement de Kinshasa, agissant pour le compte du gouvernement du Président Kabila est l’un des principaux responsables des atrocités commises en Ituri. Un seul exemple : septembre 2002, le massacre de Nyankunde. Plus d’un millier d’hommes, de femmes, d’enfants, sont massacrés parmi la population hema. C’est le plus terrible des massacres commis en Ituri durant la période où s’exerçait votre compétence, Madame le Procureur. De notoriété publique, ce carnage est commis par des milices lendu, soutenues par l’armée de Mbusa, l’APC, et avec le soutien des troupes de Kinshasa. Aucune poursuite n’est engagée pour juger les responsables. L’APC, l’armée de Mbusa, à la solde du gouvernement de Kinshasa, Madame le Procureur, vous ne l’avez pas mentionné une seule fois dans vos observations liminaires, et j’ai le regret de constater aussi que mon confrère Bapita, dans la longue énumération des groupes armés responsables des violences en Ituri, hélas, ne l’a pas cité non plus. Il y a là une lacune ; il y a là un silence lourd d’équivoque qu’il faudra dissiper. Le nom de Mbusa n’apparaît pas une seule fois dans les mémoires, Madame le Procureur. Alors est-ce un hasard si M. Mbusa Nyamwisi est devenu Ministre des affaires étrangères du Président Kabila ? Ce n’est pas tout.

Vous reconnaissez vous‐même, Madame le Procureur l’implication directe de l’Ouganda. Les troupes ougandaises, arment et encadrent les groupes armés et participent elles‐mêmes aux massacres. Est-ce si difficile d’en tirer les conclusions qui s’imposent au regard de la lutte contre 24 l’impunité des plus hauts responsables?  Les relations nécessaires que le Procureur doit entretenir avec les autorités ougandaises sont-elles si précieuses qu’elles doivent prévaloir sur ce qui constitue sa mission essentielle?

Même chose pour le Rwanda: le Procureur affirme que les autorité rwandaises livrent des armes et organisent l’entraînement des milices. Mais alors, si cela est vrai et si la notion de complicité a un sens, comment se fait-il qu’aucune poursuite ne soit engagée? Mais revenons à l’Union des patriotes congolais elle‐même et aux crimes spécifiques de l’enrôlement d’enfants soldats dans la branche armée de cette organisation.

Madame le Procureur, vous poursuivez le leader politique de l’Union des patriotiques… l’Union patriotique congolaise… l’Union des patriotes congolais. Qu’en est-il du dirigeant de sa branche armée ? Qu’en est-il de son leader militaire ? Qu’en est-il de son chef d’état‐major, le Général Floribert Kisembo ? Vous ne l’avez pas cité une seule fois dans vos déclarations liminaires. Vous lui avez préféré M. Bosco Ntaganda, qui est un de ses subordonnés. Alors pourquoi n’est-il pas aujourd’hui aux côtés de M. Thomas Lubanga pour répondre de ce qui relèverait de ses compétences directes, le recrutement militaire ? Est-ce un hasard si, après avoir tenté de renverser Thomas Lubanga à la tête de son organisation, il est nommé, le 11 décembre 2004, général de brigade dans l’armée du Président Kabila ? Un militaire aguerri, cela peut toujours servir. Tandis qu’un opposant politique, on ne s’en débarrasse jamais assez tôt. Alors, que le Président Kabila tienne ce raisonnement, soit, mais pas le Bureau du Procureur. On épargne Kisembo, le militaire rebelle rallié au Président Kabila et l’on poursuit Thomas Lubanga l’opposant politique emprisonné dans les geôles de Kinshasa. Là aussi, les choix du Procureur surprennent et inquiètent. Ouganda, Rwanda, Kabila, Mbusa, le Procureur a  décidé d’épargner ces plus hauts responsables et choisi de poursuivre celui dont l’élimination politique convenait à tous ces pouvoirs.

Alors, Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, nous attendions une justice sans compromis avec les pouvoirs ; nous assistons à des stratégies diplomatiques qui ressemblent à s’y méprendre à des renoncements judiciaires. Renoncements à ce qui constitue l’irréductible pouvoir de la justice pénale internationale; le pouvoir de dénoncer les crimes; le pouvoir de désigner les coupables sans considération pour les hautes fonctions qu’ils occupent; le pouvoir de la parole judiciaire. Cette parole judiciaire indépendante et souveraine qu’en avez-vous fait, Madame le Procureur? Le Bureau du Procureur se tait sur l’essentiel. Face aux crimes de l’Ituri, on épargne les puissants et l’on poursuit celui qui la livre. Thomas Lubanga est accusé en lieu et place de ceux qui auraient dû être poursuivis. Et l’on place ainsi l’accusé dans une situation inacceptable. Et l’on place ainsi la Cour pénale internationale devant un danger immense. Danger redoutable car la Cour pénale internationale ne peut pas juger tous les suspects. Et parce qu’elle ne peut jamais juger tous les suspects, la justice pénale internationale est nécessairement soumise à la tentation de trouver dans l’accusé présent l’occasion de condamner à travers lui les coupables absents. Le danger est d’autant plus grand lorsque, au delà de la poursuite d’un individu, on cherche à faire le procès d’un phénomène criminel, qui le dépasse très largement. L’accusé risque d’apparaître alors comme un bouc émissaire trop incontournable pour être épargné. Avec le procès Lubanga, Monsieur le Président, Madame, Messieurs les juges, le Procureur vous place dans la pire des configurations. Non seulement les plus hauts responsables ne sont pas inquiétés, mais c’est l’un d’entre eux qui procède à l’arrestation de l’accusé et le livre à la Cour pénale internationale. Quelle image de la justice pénale internationale? Le Procureur annonce avec fierté, ce procès est celui des enfants soldats. Mais qui, qui a donné une scandaleuse justification à cette pratique criminelle? Qui a donné un affreux prestige dans le chaos de l’Afrique des Grands Lacs à ces enfants emportés par la guerre? Laurent Désiré Kabila chassant Mobutu à la tête de son armée de kadogo, de son armée d’enfants. Qui était le commandant des opérations de cette armée indigne? De cette armée d’enfants? Son fils, Joseph Kabila, aujourd’hui à la tête du pays, mais encore, quelle est l’armée qui, à l’heure où je parle, enrôle et envoie au combat sur les collines des Kivu des enfants soldats? Les forces armées congolaises du Président Joseph Kabila, l’armée de celui qui vous a livré Thomas Lubanga, Madame le Procureur.

Alors, on veut faire de Thomas Lubanga le coupable emblématique d’un phénomène criminel dont les origines et le développement ne sont pas de son fait et dont les principaux responsables ne sont pas poursuivis. Et c’est pourquoi au lieu de concrétiser l’espoir d’une justice équitable et 18 indépendante, on crée ainsi les conditions d’une injustice majeure. Voilà la première affaire que l’on présente devant la Cour pénale internationale. Alors, soit, jugeons Thomas Lubanga, mais jugeons-le de telle manière que le procès fasse oublier cette calamiteuse image de la justice. Jugeons-le de telle manière que l’on ne puisse pas dire que les juges auront été les dupes des puissances du moment. Comment ? Par le respect rigoureux des exigences du procès. Pour apprécier l’existence du crime, pour en prendre la mesure exacte, nous devons  vérifier les faits eux-mêmes, nous devons nous assurer de la crédibilité des témoignages, nous devons accéder aux documents originaux. Contre la tentation du bouc-émissaire, nous devons faire prévaloir les principes fondamentaux de la responsabilité pénale individuelle. Seule cette double vigilance sur les principes et sur la preuve peut permettre à la Cour pénale internationale d’être à la hauteur des enjeux de justice, des enjeux humains historiques et symboliques qui s’attachent à tout procès tenu devant elle.  Et cette double vigilance est d’autant plus nécessaire, Monsieur le Président, Madame, Monsieur les juges, qu’en soumettant Thomas Lubanga à votre jugement, en soumettant Thomas Lubanga à votre jugement en lieu et place des plus hauts responsables des crimes de l’Ituri, on cherche à vous faire jouer un rôle qui n’est pas le vôtre, un rôle qui ne peut pas être le vôtre, un rôle qui ne doit pas être le vôtre. 

Votre jugement ne pourra pas être ce paravent, cet écran de fumée derrière lequel les puissants continueraient de commettre leurs crimes en toute impunité, après que ‘on ait condamné un homme pour des responsabilités qui ne sont pas les siennes. Le moment venu, votre Cour dira que cela n’est pas convenable. Le moment venu, votre Cour dira que cela va à l’encontre des hautes raisons pour lesquelles tant d’hommes et de femmes ont lutté pour que triomphe la justice pénale internationale. Et c’est ainsi que justice sera rendue. Je vous remercie.

M. LE JUGE PRÉSIDENT FULFORD (interprétation de l’anglais) : Merci beaucoup, Maître Biju-Duval.