Analyse juridique

16 Janvier 2010

Pourquoi les victimes témoignent-elles maintenant ?

Par Tracey Gurd

D’horribles récits de meurtres, d’esclavage sexuel et de coups ont été entendus dans la salle d’audience cette semaine, lorsque les victimes ont été appelées à la barre des témoins pendant le procès du leader de milice congolaise, Thomas Lubanga, devant la Cour pénale internationale. Un maître d’école a présenté ses souffrances, alléguant que les soldats de la milice de l’Union des patriotes congolais (UPC) l’avaient frappé avec les crosses de leurs armes, alors qu’il essayait de les empêcher de kidnapper ses élèves. Un ancien enfant-soldat a déclaré avoir vu ses amis être tués « comme des mouches » pendant les combats.  Une troisième victime, également un ancien enfant-soldat, devrait témoigner la semaine prochaine. Mais ces victimes ne sont présentées ni par l’accusation ni par la défense ; alors pourquoi témoignent-elles maintenant ?

En résumé, la CPI offre la possibilité aux victimes elles-mêmes de fournir directement des preuves aux juges, et également de présenter leurs opinions et préoccupations aux juges (le plus souvent à travers leurs avocats) pendant le procès.   Ces trois victimes sont les premières à pouvoir bénéficier de cette opportunité de raconter leurs expériences directement aux juges.  Leur témoignage a été rendu possible par une requête soumise en leur nom par leur avocat, Joseph Keta, en avril 2009.

Alors que M. Lubanga est accusé des crimes de guerre de conscription, d’enrôlement et d’utilisation d’enfants-soldats pour participer activement aux hostilités, M. Keta a demandé au tribunal si trois des victimes qu’il représente pourraient soit présenter des preuves ou fournir leurs opinions et préoccupations au tribunal sur quatre points différents:

  • leurs expériences particulières, dans le contexte des accusations portées contre l’accusé;
  • le tort qu’il leur a été fait à chacun;
  • L’approche à prendre en vue des réparations, en se concentrant particulièrement sur tous les faits pertinentes qui n’ont pas été examinés jusqu’à présent lors du procès; et
  • le problème du recrutement des enfants, y compris les effets sur leur région d’origine en RDC.

Pour trancher cette question en juin 2009, la Chambre de première instance numéro 1, composée de trois juges du siège, a d’abord consulté le Statut de Rome – le traité régissant le droit applicable et le fonctionnement de la CPI. L’article 68(3) stipule :

Chaque fois que les intérêts personnels des victimes seront affectés, la Cour autorisera que leurs opinions et préoccupations soient présentées et prises en compte à différentes étapes de la procédure jugées appropriées la Cour et d’une façon qui ne porte pas préjudice ou qui soit incompatible avec les droits de l’accusé à bénéficier d’un procès équitable et impartial. De telles opinions et préoccupations peuvent être présentées par les avocats des victimes chaque fois que la Cour le jugera approprié, conformément aux Règles procédurales et d’admission des preuves.

Cet article, affirment les juges, crée « un droit statutaire clair pour que les victimes présentent leurs opinions et préoccupations en personne lorsque leurs intérêts personnels sont affectés. » Néanmoins, de telles déclarations ne doivent pas contrevenir aux « droits de l’accusé à un procès équitable et impartial. » Les déclarations compromettant l’équité doivent être prises en compte, y compris les préoccupations portant sur la gestion du procès, telles que le nombre d victimes désirant faire connaître leurs opinons et leurs préoccupations devant la Cour. Les juges ne craignaient qu’un trop grand nombre de témoignages de victimes aurait pu compromettre la célérité du procès, et leurs opinions communes seraient mieux exprimées par un avocat.

Les juges ont également tenu compte du fait que les victimes avaient le droit de soumettre des preuves ainsi que de présenter leur opinions et leurs préoccupations. Comme pour leurs décisions précédentes, ils ont fini par capituler – partiellement parce que la Cour avait un droit général de demander la présentation de toutes les preuves nécessaires afin de découvrir ce qui s’était réellement passé.   Cela signifie également, ont déclaré les juges, que les victimes participant au procès pourraient offrir et examiner des preuves, tant que certains garde-fous étaient mis en place. Ils ont également rappelé leur décision antérieure affirmant que les victimes pouvaient également soumettre des preuves en vue de la détermination des réparations pendant le procès, si le tribunal décidait que cela était convenable.  

Pour arriver à ces conclusions, les juges ont souligné une distinction importante : les victimes « exprimant leurs opinions et leurs préoccupations », ce n’est pas la même chose que les victimes             « soumettant des preuves ». L’expression « opinions et
préoccupations » – soit par la victime en personne ou par le biais de ces avocats – ne fait pas partie des preuves du procès, mais plutôt sert à orienter les juges dans leur approche des preuves présentées dans le cadre de l’affaire. Pour que les victimes puissant soumettre des preuves au cours du procès, celles-ci doivent prêtre serment à la barre des témoins avant de pouvoir témoigner.

Dans le cas de ces trois victimes qui témoignent actuellement, les juges ont décidé que chacune d’entre elles devrait soumettre des preuves pour constituer le dossier parce qu’elles avaient démontré (1) que leur intérêts personnels étaient affectés et (2) que les preuves qu’elles désiraient présenter était directement liées aux accusations portées contre M. Lubanga. Pour pouvoir rejeter les arguments de l’accusation selon lesquels la réception du témoignage des deux enfants-soldats reviendrait à dupliquer les preuves déjà recueillies, les juges ont noté que « le récit de chaque enfant-soldat est unique » et que les victimes prévoyaient de soumettre de preuves portant sur le recrutement d’enfants-soldats dans une région qui n’avait pas encore été mentionnée au cours du procès jusqu’à présent.  Entre temps, l’ancien maître d’école en qualité de victime indirect des accusations dans cette affaire pourrait encore témoigner sur une région qui n’avait pas été couverte par les témoignages. 

Les juges ont également reconnu que les victimes pourraient également désirer partager leurs opinions et leurs préoccupations en personne sur des problèmes tels que « le tort qu’ils ont subi personnellement ainsi que l’approche à prendre pour les réparations », après avoir présenté leurs preuves.  Les juges ont dit s’attendre à ce que les avocats fassent des « recommandations détaillées de prudence » aux victimes sur la meilleure façon de présenter leurs opinions et leurs préoccupations, et les juges étendraient les arguments sur la présentation des opinions et des préoccupations des victimes, après que celles-ci aient présenté leurs preuves.

Le visage et la voix des victimes témoignant cette semaine ont été masqués afin de protéger leur identité du public. L’ancien enfant-soldat a témoigné en présence d’un psychologue et l’émotion interrompit son témoignage de temps à autres. Après le témoignage du maître d’école, le Juge Fulford l’a remercié pour sa contribution devant la Cour et lui dit ensuite que son avocat, Joseph Keta, le conseillerait sur la manière de continuer à jouer un rôle dans le cadre du procès.    Nous entendrons le témoignage de la dernière victime, un autre ancien enfant-soldat, la semaine prochaine. Puis, la plaidoirie de la défense débutera véritablement.

Cependant, ce que nous recherchons cette semaine est historique – la première fois que les victimes peuvent raconter à la Cour et en personne leurs expériences. Nous ignorons encore comment les victimes ont vécu le processus lui-même. J’espère que cela leur accordera un moyen supplémentaire pour renforcer le caractère solennel et libérateur de valeur aux yeux de ce qui ont le plus souffert, et directement, révèlent au grand jour les crimes poursuivis devant la CPI.

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